Crédit et géopolitique : réflexions sur le cas chinois

Source [Pierre de Lauzun pour Geopragma] La Chine s’est comme on sait lancée depuis 20 ans dans une politique de grande envergure de prêts internationaux ; elle a été accélérée ces dernières années, notamment dans l’initiative dite des routes de la soie (Belt and Road Initiative), avec plus de 1000 milliards promis. Il n’y a pas de donnée sûre pour comparer son rôle avec celui des mécanismes ‘occidentaux’ classiques, mais il est clair qu’elle est désormais au premier rang des financements internationaux ; certaines années les volumes prêtés par les institutions chinoises dépassent le total des institutions financières multilatérales du type Banque mondiale. Corrélativement il y a encore moins de données sur les succès et échecs de cette politique.

En termes géopolitiques, cela pose au moins deux séries de questions. D’une part, quelle base de pouvoir cela confère-t-il à la Chine ? D’autre part est-ce cher payé, est-ce un emploi rationnel de ses disponibilité financières massives ?

Il va de soi qu’une part importante de cette politique d’internationalisation massive découle de façon logique de l’expansion économique chinoise et corrélativement de son rôle désormais massif dans l’activité économique mondiale, à commencer par le commerce, qui implique aussi un réseau d’investissements pour s’assurer des approvisionnements plus sûrs (notamment en matières premières, pétrole en premier lieu) mais aussi pour des motifs commerciaux voire de production (même s’ils sont plus rares en l’espèce). Ce n’est pas l’objet principal de cet article, qui se concentre sur la dimension géopolitique. Mais cela a sa propre signification sur ce plan aussi, puisque cela remet partiellement en cause le rôle jusques là prépondérant des pays dits occidentaux.

Quelques rappels de fait

Les moyens employés ne diffèrent pas dans leur principe des techniques utilisées par les pays ‘occidentaux’, le crédit ayant un rôle largement prépondérant (et notamment les crédits classiques, non concessionnels), suivis de loin par les investissements directs. Mais cette similitude ne doit pas occulter le fait que l’organisation économique chinoise implique une bien plus grande coordination et un bien plus grand contrôle des autorités centrales. En outre l’intervention paraît bien plus massivement concentrée sur les grands projets et les infrastructures.

Plus largement, une similitude insuffisamment soulignée entre les économies occidentales et chinoise actuelles est le rôle démesuré du crédit, déjà et surtout en interne, mais aussi dans le cadre du développement extérieur. Depuis la crise de 2008, et comme les pays ‘occidentaux’, la Chine achète une partie de sa croissance par le crédit. On connaît mal l’état de santé réel du système financier chinois en interne, et notamment de ses banques, mais on peut douter de la qualité d’une partie appréciable de ces crédits ; il en est de même a fortiori de ses créances externes. De ce point de vue et étrangement la ressemblance avec le système ‘occidental’ actuel est réelle, avec sans doute une qualité moyenne des crédits encore plus faible, compensée en partie par le rôle plus intrusif du système gouvernemental. Une telle stratégie financière est dans les deux cas très différente des moyens utilisés par le monde européen avant 1914, où le rôle de l’investissement direct était considérable – même si la similitude avec les fameux emprunts russes et d’autres analogues est réelle ; en outre le contrôle politique était autrement plus assuré à l’époque (du moins jusqu’à la débâcle de 1914), ce qui donnait bien plus de sécurité aux créances (au moins avant 1914).

Dans le cas chinois s’ajoute à ceci le besoin particulier d’emploi des énormes réserves et excédents du pays, ainsi que de réduire la concentration excessive, encore aujourd’hui, sur le papier d’Etat occidental, notamment américain, peu rémunérateur et non dépourvu de risque dans le contexte des relations entre ces pays. Même d’un point de vue purement financier, la diversification est pour la Chine non seulement tentante, mais indispensable, soit en crédits, soit en investissements directs. Mais cela n’explique pas l’orientation même de ces investissements.

En revanche une différence massive entre la politique de crédit internationale chinoise et celle ‘occidentale’ est l’absence de conditionnalité relative à la structure politique interne du pays considéré, et même à sa politique extérieure (sauf à l’égard de Taiwan) sauf service minimal. A cela s’ajoute une assez grande opacité, et, en cas de défaut, l’absence de participation à tout mécanisme collectif de conditionnalité multilatérale du type Club de Paris ou de Londres (habituellement couplé à un programme économique et financier sous l’égide du FMI). Au minimum cela donne aux pays concernés une alternative au système financier occidental, avec un jeu de règles très profondément différent, qui peut être jugée appréciable par ces pays.

En revanche la Chine n’hésite pas en cas de défaillance à transformer ses créances en actifs (ainsi avec le port en eau profonde de Hambantota au Sri Lanka fin 2017) ; ce qui n’est pas nécessairement avantageux pour elle en termes purement financiers, mais peut s’avérer utile dans une perspective géopolitique, notamment lorsqu’on considère l’importance des financements d’infrastructures qu’elle assure (chemins de fer, ports, routes, production d’énergie etc.), ce dont elle peut espérer une sensible amélioration de la sécurité de ses approvisionnements et plus largement de ses routes commerciales. De ce point de vue, la dimension géopolitique se mêle étroitement à la dimension commerciale ou financière.

L’impact sur l’économie locale est plus difficile à mesurer, l’effet positif direct pouvant être compensé par des effets négatifs (non rentabilité des investissements, utilisation de main d’œuvre chinoise, concurrence des produits chinois avec l’économie locale etc.). De façon analogue, l’effet d’endettement peut devenir très lourd pour le pays concerné (comme avec les financements occidentaux) : l’effet positif peut alors être contrebalancé par le poids de la dette. Or sur ce plan, même si les données restent fragmentaires, rien n’indique que la Chine envisage des abandons de créances appréciables (hors cas limités de crédits concessionnels finalement annulés, et hors simples rééchelonnements) ; elle ne se distinguerait donc pas des pays ‘occidentaux’, sauf goût pour la conversion en actifs mais qui peut avoir ses inconvénients politiques.

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En termes de structuration du système financier mondial enfin, l’impact de cet effort est faible, les outils communs (monnaies de réserve, marchés financiers ouverts) restant pour l’essentiel occidentaux.

Eléments d’appréciation

Un effet évident de cette politique est l’exercice de ce qu’on peut appeler un soft power minimal : en entretenant un réseau de pays amis, la Chine peut escompter au besoin un certain soutien politique, notamment au sein des organisations multilatérales internationales, même s’il ne faut pas l’exagérer au vu de la concurrence qui règne. Cela rentre dans la panoplie classique des puissances à l’heure actuelle ; et la Chine n’est pas la seule à jouer cette carte, en dehors même des Occidentaux (Japon, Inde, Taiwan et autres s’y emploient aussi).

En revanche, l’absence de conditionnalité politique directe exclut, au moins à ce stade, l’utilisation de ces financements à l’appui d’une politique qu’on pourrait qualifier d’idéologique ; tout au plus aide-t-elle au maintien de régimes qui auraient éventuellement disparu, mais sans qu’ils se rattachent à un modèle que la Chine favoriserait. Il semble en outre qu’elle manifeste une plus grande indifférence aux critères écologiques, ce qui peut gêner la mise en place de normes internationales. Dans son discours enfin, la Chine insiste sur un comportement qu’elle affiche comme différent de celui d’une puissance classique et à la limite du tiers-mondisme, ce qui n’est pas sans rappeler certains traits de l’époque maoïste malgré les différences évidentes. Mais c’est désormais sans idéologie.

En résumé, la dominante claire de la stratégie chinoise est largement de type mercantiliste, si on dégage ce terme de ses traits les plus archaïques : une stratégie de puissance où le souci géopolitique est en général très présent et indissolublement mêlé avec une stratégie économique, mais de façon non idéologique. Stratégie où l’utilisation de l’argent paraît originale : apparemment pas obsédée par la rentabilité rapide ou spécifique de chaque opération, elle l’inscrit dans le cadre plus large d’une présence chinoise laquelle, dans une vision optimiste, par sa masse, la coordination de ses actions et leur orientation pourrait rentabiliser au bout du compte l’effort globalement fait. Les inévitables mauvaises surprises (pertes, rééchelonnements, répudiations etc.) seraient alors compensées par une présence globale sinon irrésistible, du moins incontournable. Ce serait à bien des points de vue une copie inspirée de ce qui a jusqu’à maintenant réussi à la Chine en interne (malgré là aussi des risques réels). L’avenir dira si le déploiement de cette stratégie à l’étranger aura le même succès. On peut penser cependant que la casse sera sensiblement plus importante qu’en interne : même si le régime a pu estimer que c’est le prix à payer, l’intérêt de financer massivement des pays comme le Venezuela de Chavez puis de Maduro, le Soudan et d’autres n’apparaît pas évident, sans parler des rééchelonnements auxquels la Chine a dû déjà consentir. D’ailleurs cela semble devoir la conduire à ralentir le rythme, comme bien des signaux le laissent supposer dès maintenant : d’ores et déjà il semble que le volume des crédits faits par la China Development Bank et l’Exim chinoise ait été drastiquement réduit en 2020, année il est vrai particulière. Voire à calmer le jeu par rapport à une période qui avec le début de recul que nous avons, apparaît quelque peu exaltée ; mais sans nécessairement en changer les motivations.

Paru sur le site de Géopragma le 1er février 2021