Les points de retournements sont toujours compliqués et un peu anxiogènes, puisqu'ils sont porteurs de tous les possibles. La situation en ce début de juillet 2002 le confirme à l'envi, comme elle confirme notre diagnostic de mai : dans un environnement international incertain et troublé par la crise boursière, et au cœur d'une Europe en proie au doute et affaiblie par son maillon faible allemand, la France évolue à petit pas, alternant le moyen et le décevant...

Le fait majeur des dernières semaines est la situation de crise financière et monétaire qui s'est abattue sur une économie internationale encore convalescente et en quête de ressorts.

La crise est partie des États-Unis. Avec la globalisation financière, il y a en effet comme un tempo de l'économie mondiale qui se met en place, dont l'épicentre économique est les États-Unis et l'épicentre financier Wall Street.

Sur les marchés boursiers : krach ou fin des survalorisations ?

Quelle est l'ampleur du phénomène ? La capitalisation mondiale s'est réduite de 6 pour cent depuis décembre 2001 (1800 milliards de dollars, équivalent du PIB allemand), et de 31 pour cent depuis son point haut de la mi-2000 (11 000 dollars, équivalent du PIB américain). Aux États-Unis, le NASDAQ a baissé de plus de 20 pour cent depuis avril (il a perdu près des 2/3 de sa valeur depuis son point haut de juillet 2000). L'indice Standard and Poor 500 a baissé de 12 pour cent depuis avril, et de plus de 30 pour cent depuis la mi-2000.

L'indice Euro Stoxx (base 100 au 1er janvier 1998) a baissé de 25 pour cent depuis la fin de l'hiver. Il a chuté de moitié depuis son point haut de 2000 pour retrouver son niveau du début 1998 (100). Cette chute tient à l'effondrement du secteur technologique (- 45 pour cent depuis février) : l'indice des "TMT" a été divisé par 5 depuis février 2000 (88 contre plus de 400). Les autres titres ont perdu 1/3 de leurs valeurs depuis l'été 2000 (l'indice frôlait alors 160), pour revenir à 110 (-12 pour cent depuis mai). En France (CAC 40, SBF 250) la baisse a été de 15 à 20 pour cent depuis avril, et de quelque 40 pour cent depuis leur point haut de la mi-2000.

Quelles sont les causes ? Premièrement, le doute sur la pérennité et l'ampleur de la reprise (perspectives américaines, endettement des sociétés américaines et européennes, corrections dans les secteurs technologiques, croissance de l'activité et des profits plus modestes que les dernières années). Deuxièmement, une perte de confiance dans les comptes des entreprises (Enron, Xeros, WorldCom, Vivendi...). Enfin, on observe des craintes de ruptures sur un marché mondial globalisé peu sûr : crises géopolitiques, terrorisme, résurgences protectionnistes (acier américain), crises financières aux conséquences potentielles systémiques (Bourses, dette publique japonaise).

Quelles conséquences économiques ? Habituellement, les Bourses anticipent le redressement de la conjoncture. La situation présente est atypique, conjuguant reprise économique (modeste mais réelle) et poursuite de la descente aux enfers sur les marchés. Le risque de compromettre la reprise s'accroît à mesure que les marchés dépriment, du fait des effets déflationnistes qui en résultent.

Les États-Unis sont plus vulnérables que l'Europe aux conséquences économiques de la chute boursière (titres cotés plus nombreux dans les portefeuilles des ménages, part plus importante du marché dans le financement de l'économie). Plus qu'un "effet richesse" négatif, le principal risque est celui du canal de transmission de la reprise: le financement des investissements productifs. Après une récession faible au plan économique mais forte au plan financier, les entreprises sont en effet confrontées à une vraie contrainte de financement, devant redresser profits et rentabilité dans un contexte de pression forte sur les prix. L'investissement ne pourra redémarrer sans recours à des capitaux extérieurs, rendu délicat par le mauvais état de la Bourse et la suspicion sur les comptes. Simultanément, les entreprises américaines sont déjà très endettées et confrontées à de fortes restrictions bancaires. Seul point positif : la croissance soutenue de la productivité va accélérer le redressement des résultats.

Il reste que la baisse boursière, par ses effets déflationnistes, peut faire avorter une reprise qui, outre Atlantique, est bien présente mais pas entièrement garantie du fait de déséquilibres financiers internes et externes, et qui en Europe est plutôt molle, et fragilisée avec la montée de l'euro...

Correction temporaire ou retour aux tendances de long terme ? Dans les années 90, les indices boursiers ont été multipliés par 4,3 aux États-Unis (multiplication par 2,6 en 1995-2000), et 3,3 en France(3,2 en 1995-2000), hausses jamais enregistrées depuis les années 20 ! Ce n'est pas extrapolable.

Les actions sont nettement survalorisées au vu des perspectives de croissance et de rentabilité pour les prochains trimestres, surtout si des normes comptables plus strictes doivent faire apparaître des profits plus modestes... De surcroît, les rendements boursiers sont encore très élevés au regard des niveaux de long terme : le rendement moyen des 20 dernières années (plus values et dividendes) a été de 15 pour cent l'an, 2 à 3 fois plus que la moyenne des 50 dernières années aux États-Unis ou en France...

Au delà, le vieillissement démographique peut constituer un frein structurel à la valorisation des actions (recherche de moindres risques des fonds de pension par une répartition des portefeuilles plus favorables aux obligations, allègement progressif de ces derniers pour payer les retraites).

Sur le marché des changes : un krach du dollar ?

Les turbulences sur les marchés des changes nourrissent les désordres boursiers en même temps qu'elles en résultent. La baisse brutale du dollar au cours des trois derniers mois est au cœur du processus.

Pourquoi cette baisse ? Après plusieurs années où l'on avait " survendu " une économie américaine idyllique, porteuse de toutes les espérances de rendements élevés, et dont le déficit courant ne posait pas de problème, le doute s'est installé: ampleur incertaine de la reprise, climat d'insécurité à la suite des attentats du 11 septembre, foyers de tension en plusieurs points de la planète, réactions exacerbées par le climat général au gonflement du déficit extérieur américain, dont le financement n'a pas été totalement assuré ces derniers mois.

Quelles conséquences sur les économies ? La baisse du dollar perturbe la grille des changes et introduit des distorsions de concurrence dans le monde.

Pour l'économie américaine, les avantages sont évidents: dopage des exportations, gonflement des profits des multinationales installées à l'étranger. Simultanément, l'impact négatif sur l'inflation importée et le coût de la dette sera sans doute limité, marchés et emprunts étant libellés en dollars.

Pour le Japon et les pays asiatiques émergents à devises non liées au dollar, elle implique une moindre compétitivité prix, au risque de briser une reprise largement assise sur les exportations. En revanche, elle favorise la compétitivité des autres pays asiatiques dont la monnaie est liée au dollar (Chine, mais aussi Hong Kong, Malaisie).

Pour les économies de la zone euro, le retour à la parité euro - dollar (baisse de la devise américaine de 15 pour cent depuis avril ) veut dire disparition d'une réserve de compétitivité, et surtout proximité de la zone critique (pertes de parts de marché à partir de 1,05 dollar pour un euro), à un moment où la reprise apparaît très poussive, particulièrement en Allemagne où seules les exportations tirent encore l'activité. A ce niveau de change, le coût de la main d'œuvre américaine n'est que de 8 pour cent plus élevé que la main d'œuvre européenne (il l'était de 25 pour cent il y a quelques mois), écart qui pourrait correspondre aux écarts de productivité dans l'industrie de part et d'autre de l'Atlantique...

Si la baisse du dollar devait se poursuivre, son pouvoir de déstabilisation des économies réelles et des marchés serait d'autant plus grand que son rythme serait rapide. On peut espérer que l'accélération de la productivité aux États-Unis, bonne pour l'amélioration de la rentabilité des capitaux investis, devrait permettre de contenir toute nouvelle dépréciation significative du dollar. Il reste que tout se joue à la marge: dès lors que le déficit extérieur américain représente 450 milliards de dollars par an (4,5 pour cent PIB), rien ne se passe si 450 milliards sont disponibles. Qu'il manque 30 ou 50 milliards, et tout est possible ... Mais où pourraient aller les liquidités, si elles doivent quitter le États-Unis ? D'autant qu'une baisse de 15 ou 20 pour cent du dollar peut rendre attractifs des actifs américains pour des investisseurs européens ou asiatiques...

La semaine prochaine : " Une reprise mondiale sans tonus et contrastée "