Comment l’Occident est en train de perdre goût à la démocratie

Source [Atlantico] La démocratie déplaît de plus en plus aux citoyens si l'on en croit les résultats d'une étude menée par des chercheurs de l'Université de Cambridge. Aujourd'hui 58% de la population mondiale serait insatisfaite et déçue par la démocratie. Cela s'est notamment traduit par la montée des populismes et la hausse de la violence.

Atlantico.fr : Une étude menée par l'université de Cambridge démontre une perte de foi dans la démocratie de la part des citoyens occidentaux, en particulier aux Etats-Unis et Royaume-Uni. Comment expliquer cette défiance des citoyens envers leurs institutions?

Chloé Morin et Daniel Perron : La réalité est qu’au-delà de nos disputes franco-françaises, il existe un malaise démocratique, une coupure peuple-élites, un sentiment de mal-représentation qui dépasse largement le cadre de nos frontières. Cela signifie d’une part que les causes sont en parties structurelles et globales, et d’autre part que les solutions ne peuvent se résumer, par exemple, à ne blâmer que la Ve République et son fonctionnement. Les italiens ou les anglais n’ont pas un Président aussi omnipotent que le nôtre, pourtant la défiance envers la politique et les élus n’y est pas moins grande. Ce qui ne signifie évidemment pas que notre culture révolutionnaire et nos instruction ne puissent pas amplifier le problème...

Mais pour en revenir aux causes profondes du malaise, il faut distinguer les symptômes de la maladie. Les symptômes : désengagement, qui se caractérise notamment par la chute constante du nombre de militants des partis politiques et les confine à la marginalité, abstention lors des scrutins, à l’exception de la présidentielle qui résiste encore; désidéologisation, au sens de rejet d’idéologies considérées comme de simples méthodes de communication opportunistes et dépourvues de sincérité, radicalisation des méthodes de contestation politique et sociale, qui sortent du lit des institutions (syndicats, parlement, partis, urnes...) pour envahir la rue ou s’adresser directement, sans médiation, au pouvoir... les symptômes sont nombreux, mais il ne faut pas les confondre avec la maladie, sauf à prendre le risque d’y apporter de mauvaises réponses. 

Partout, si les peuples semblent se dresser contre la démocratie, s’attaquer au « système », c’est parce que ce système même ne joue plus son rôle : il ne semble plus offrir le choix entre différentes options, différentes idées du commun et de l’avenir, différents projets de société, mais tourner à vide, en excluant certaines idées comme « populistes » ou « irréalistes », au profit d’une idéologie dominante, qui prétend épouser le cours des choses. Au fond, cela signifie que l’heure post politique, qui fait de la gestion d’une économie omnipotente et considérée comme dégagée des contingences humaines la fin des institutions, entraine le rejet d’institutions politiques jugées inopérantes.  

Concrètement, le débat politique qui est légitime se déploie à l’intérieur d’un carcant, l’on pinaille sur des paramètres – un peu plus ou moins d’impôts, un peu plus ou moins de sécurité -, avec pour résultat le sentiment que le choix est artificiel, que voter n’engage plus de choix de société, que l’élite est hermétique aux aspirations majoritaires. Une idéologie mainstream a pris le contrôle des institutions, et cette confusion habilement entretenue entre tenants du pouvoir et institutions, amène les peuples contestant les premiers à attaquer les secondes. Tout part de cette confusion croissante entre ce qui devrait relever du débat, et ce qui devrait relever des outils permettant ce débat.

Yves Michaud : Je vois trois séries de raisons.

D’abord la perte de confiance des citoyens quand ils constatent que les élus ne respectent pas leurs engagements ou les détournent à travers alliances de second tour, marchandages d’après élections à la proportionnelle, pactes d’opportunité. Voyez comment Hidalgo a finalement imposé à Paris une politique municipale écolo, LGBT, postcoloniale qui ne correspond pas à son programme de départ. Voyez comment Sanchez en Espagne impose aux électeurs à cause de son alliance avec Podemos et les autonomistes une politique pro-Maduro et pro-revendications séparatistes. Voyez comme Tsipras et son parti Syriza en Grèce ont fait une politique économique contraire à leur programme électoral. Voyez comment Macron, en France, mène une politique pro-communautariste sans en avoir rien dit dans sa campagne.

Deuxième série d’explications, la déception des citoyens quand ils voient l’impuissance des Etats face aux organisations internationales ou supra-nationales, aux tribunaux internationaux, aux chartes et engagements internationaux pris, au lobbying des ONG.

Enfin il y a la déception des citoyens appelés à donner leur avis et faire leurs choix auxquels on oppose aussitôt la complexité des situations, les contraintes financières, la mondialisation, les droits de douane, les accords passés, etc., etc.

Bref, le citoyen se rend compte que la démocratie sert de cache-sexe au pouvoir des castes et des bureaucraties nationales, internationales et multinationales, et au statu quo béni.

Cette contestation globale du système démocratique occidental, est-il un signe annonciateur de son péril imminent ?

Chloé Morin et Daniel Perron : D’abord et avant tout, compte tenu des débats français des dernières semaines, il convient de souligner une chose : cette défiance est multiple et repose sur des ressorts différents selon les cultures mais aboutit au même rejet. Certes, en France notre imaginaire a été façonné par la Révolution et des luttes sociales parfois violentes et violemment réprimées. Mais dire, comme certains, que nous serions à la veille de la Terreur, parce que tel ou tel a eu la bêtise de promener l’éfigie du Président de la République au bout d’une pique, paraît exagéré. Tout comme prétendre que nous serions d’ores et déjà en dictature... Si l’on continue d’opposer l’outrance à l’outrance, alors nous ne ferons qu’alimenter une mécanique de haine alors qu’il nous faut reconstruire l’unité. 

Sur la crise de la démocratie. Si son existence est indiscutable, il faut cependant raison garder et prendre un minimum de recul. Notre société de la vitesse et de l’immédiateté - ce que d’autres ont appelé la civilisation du poisson rouge - n’a plus de mémoire et peu de vision. Chaque coup d’éclat vient balayer la longue succession des abcès petits et grands qui ont marqués notre histoire politique. Ce constat reflète souvent avant tout une forme de panique devant des mutations qui relèvent en réalité d’invariants historiques. 

En effet, il faut distinguer les défis structurels qui fragilisent nos démocraties, et auxquels nos institutions sont appelées à répondre, des effets de loupe qui nous amènent, par manque de recul ou par simple calcul politique, à confondre les symptômes avec la maladie. Opportunisme, car tout pouvoir a intérêt à confondre la contestation dont il fait l’objet avec la contestation des institutions et des règles du jeu démocratique elles-mêmes...

Si l’on veut bien distinguer ce qui relève du structurel – ce qui tient à la nature humaine, aux tensions éternelles entre individu et collectif, entre verticalité et horizontalité - et du conjoncturel, et distinguer les symptômes de la maladie, il faut en revenir à l’histoire. 

Des crises de représentation, des crises du pouvoir, l’histoire en est remplie. La contestation est consubstantielle au jeu politique. Ses formes populistes, violentes et révolutionnaires ne sont pas inédites. C’est à Athènes déjà, que les démagogues sont nés. Ils ont été combattus... Toutes les formes de pouvoir ont été contestées. Cela répond largement à des périodes de mutation culturelle et de pression populaire. La guerre des religions que l’Europe a connue après la Révolution luthérienne a finit par accoucher de sociétés pluralistes... Plus près de nous, l’histoire constitutionnelle française de ces 2 derniers siècles montre une instabilité considérable, des mutations permanentes. La fin d’un système institutionnel n’est pas la fin de l’histoire politique, c’est simplement une étape.  

Avant d’avoir peur des contestations, d’y voir des mouvements de sédition ou l’on ne sait quoi d’infréquentable, il faut poser la question des raisons de la contestation.

Ces dernières années, il faudrait plutôt y voir une demande d’inclusion démocratique du peuple qu’un rejet démocratique.

Nous en voulons notamment pour preuve les propos récents du Président du Sénat, Gérard Larcher. Il s’est en effet inquiété de la relégation et de la dévitalisation des territoires. Cette réalité est parfaitement expliquée par la rupture des solidarités entre les métropoles et le monde rural documentée par nombre de sociologues et de géographes. Gérard Larcher s’est aussi inquiété de la recentralisation à l’œuvre depuis une dizaine d’années dans notre pays. Au nom de ce qu’il perçoit dans le pays, il plaide pour rapprocher le pouvoir du peuple... C’est la demande que nous entendons en réalité dans tous les mouvements récents. 

Le Président du Sénat fait le bon diagnostic. Le rejet actuel des élites politiques n’est pas synonyme d’un rejet démocratique, il est au contraire - pour les Gilets jaunes comme d’autres - le rejet de ce qui est perçu comme une confiscation de la démocratie par l’élite. 

En France, cette contestation marque l’épuisement de la démocratie telle qu’instituée par la Ve République, de ce déséquilibre croissant des pouvoirs qui fait de l’exécutif le décideur omnipotent par l’effacement du Parlement et des partenaires sociaux et plus généralement par la mise à l’écart du peuple… De ce point de vue, nous ne mesurons pas assez ce qu’a produit l’épisode du référendum de 2005. L’idée est née que puisque le peuple était en désaccord, c’est qu’il ne comprenait pas les enjeux et que, dès-lors, on pouvait ignorer sa parole. 

Cela a constitué un véritable traumatisme. Pourquoi convoquer un référendum si le pouvoir décide que la réponse ne changera pas sa politique, ses choix ?  Dans les manifestations, nous voyons l’expression d’un besoin de participation, d’écoute. Contester les modalités d’une démocratie jugée imparfaite - à tort ou à raison - ce n’est pas rejeter la démocratie. C’est en réclamer la reformulationen réponse de ce qui est perçu comme le dessaisissement des peuples. 

10% des Français, seulement, font confiance aux Partis politiques. Il est urgent de l’entendre et réparer ce fossé qui se creuse.

Yves Michaud : Non seulement je dirai oui, mais en fait le mal est en grande partie fait. En veut-on un exemple éclatant ? La faillite de l’Union européenne. On a vendu au peuple (et aux peuples) un idéal européen confondant d’optimisme et de promesses et que constate-t-on ? Une Europe coupée en trois blocs : le Nord luthérien civique et organisé, l’Est toujours profondément marqué par 20 ans de crises nationales et socialistes (je ne dis pas nazi volontairement, afin de mieux désigner l’ensemble des années 1930-1940), puis plus de 60 ans de totalitarisme soviétique. Et enfin les pays du sud, dont la France, incapables de gérer leur dette, leur Etat-providence, et surtout leur propre politique nationale. Une Europe sans puissance militaire, sans unité diplomatique, sans projet d’avenir, tremblant de trouille face aux diktats douaniers de Trump, et qui n’existe qu’à travers les directives bureaucratiques de Bruxelles. Les Anglais ont eu l’excellente idée d’en partir et leur départ affaiblit encore plus l’Europe qui, à travers des pitres, comme madame Loiseau, leur dispense des leçons anti-populistes « le peuple peut se tromper, et bla et bla et bla »...

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