Censuré en France, pourquoi le documentaire "Salafistes" sort aux Etats-Unis

Source [Le Figaro] À l'occasion de la sortie de son documentaire « Salafistes » aux États-Unis, le réalisateur François Margolin revient sur l'interdiction de celui-ci en France, et les raisons de ce qu'il considère comme une censure idéologique, symptomatique d'un déni sur la question de l'islamisme.

François Margoulin est réalisateur, producteur et scénariste. Il a réalisé le film Salafistes, qui s'apprête à sortir aux États-Unis.

FIGAROVOX.- Votre film «Salafistes» sort à New-York la semaine prochaine: comment les distributeurs américains en sont venus à s'y intéresser?

François MARGOLIN.- Je pense qu'ils s'y sont intéressés parce qu'ils ont entendu parler du film en raison du scandale qu'il a causé en France. Un scandale qui a beaucoup choqué outre-Atlantique et qui a suscité des articles très nombreux dans la presse anglo-saxonne, et même dans les journaux professionnels d'Hollywood. Le film a été montré par ma vendeuse à l'étranger à un distributeur américain qui distribue des documentaires importants aux États-Unis, notamment ceux d'Oliver Stone, mais aussi des films français comme «En Guerre» qui était au dernier Festival de Cannes. Il s'est enthousiasmé et a tenu à le distribuer. Il trouvait que c'était important que le public américain puisse le voir, mais il m'a expliqué que «salafiste» était un mot inconnu aux États-Unis» et qu'il préférait le terme «jihadiste» pour le titre. En revanche il a tenu à mettre sur l'affiche l'inscription «censuré en France», en évidence, car c'est un important argument de ventes, paraît-il, aux États-Unis…

Le film sort le 25 Janvier à New-York, la semaine suivante à Los Angeles, puis dans une trentaine de villes américaines. C'est pour moi une forme de revanche au regard de ce qu'il s'est passé en France car il est très rare qu'un film français, qui plus est un documentaire, sorte en salles aux Etats-Unis.

C'est surtout une revanche en raison du fait que le film était sorti de façon limitée du fait qu'il était censuré en France, et qu'il avait globalement été peu diffusé, hormis dans de grands festivals à travers le monde. Et en Tunisie et en Irak à la télévision, en prime time, suscitant de longs débats type Dossiers de l'écran sur ces chaînes.

Cette sortie US donne au film une image très différente de celle que le gouvernement français a essayé de lui donner à l'époque.

Cette sortie US donne au film une image très différente de celle que le gouvernement français a essayé de lui donner à l'époque.

Est-ce aussi parce que la société américaine reste marquée par le 11 septembre?

Oui, bien sûr, surtout à New-York. Les Américains sont très impressionnés par le fait que nous avons réussi à interroger des leaders d'Al-Qaida, de la difficulté que cela représentait, et, par ailleurs, ils s'interrogent sur la motivation des attaques terroristes perpétrées aux États-Unis, qui sont souvent étouffées, et même, parfois, niées. Les Américains ne supportent pas l'idée qu'ils puissent avoir un ennemi de l'intérieur. Tapi dans l'ombre.

Et puis, cela concerne aussi la société américaine à cause des guerres d'Irak et d'Afghanistan. Il y a moins, chez eux, cette problématique, récurrente en France, dès que l'on parle de terrorisme, du «déséquilibré» et du «loup solitaire». En revanche, on parle rarement là-bas d' «idéologie salafiste». On parle plutôt de «délinquants», en mettant cela dans le contexte de la vente libre d'armes à feu, sans s'intéresser aux causes des attaques terroristes et à l'idéologie qu'il y a derrière.

Les Américains ont beaucoup entendu parler des attaques terroristes en France, celle de Charlie, celle de l'Hypercacher, celle de Nice, ou même les assassinats de ces deux vieilles femmes juives, Sarah Halimi et Mireille Knoll, cela les a beaucoup marqués, et ils se posent énormément de questions. Y compris sur la France. Ce film leur permet de répondre à quelques-unes de leurs questions.

On vous a aussi posé des questions au sujet des Gilets jaunes, aux États-Unis…

Oui, même si, au départ, je ne voyais pas le rapport avec le terrorisme. Mais, tout compte fait, et en y réfléchissant, je trouve qu'il se passe avec les Gilets jaunes quelque chose du même ordre sur la question de ce qu'on appelle les fake news. On accuse beaucoup les Gilets jaunes de diffuser des fausses informations mais on ne dit rien quand des ministres -de l'Intérieur, en général- disent en permanence quand il y a un attentat, que le «cas est plus complexe qu'on ne le croit», qu'il «ne faut pas parler trop vite de terroriste» -même si l'attentat est revendiqué par l'État Islamique - ou qu'il s'agit d'un «déséquilibré», ou d'un «type qui a des problèmes sexuels», comme à Nice, ou encore «d'un repris de justice», comme récemment à Strasbourg.

Pour les Américains, la France est un pays bizarre, qui n'est pas toujours facile à comprendre, pas uniquement sur la question du terrorisme.

Or, on se rend compte en général, par la suite, que c'était le fait d'une personne bien entraînée, qui avait préparé son action depuis des mois, et avait fait allégeance à l'État islamique. Mais, cela est dit quelques semaines plus tard et cela fait un entrefilet en bas de page dans les quotidiens. Les fake news sont souvent utilisées par ceux qui prétendent les combattre.

Concernant les Gilets jaunes, il est intéressant de voir combien les Américains ont été enthousiastes d'Emmanuel Macron quand il a été élu, parce qu'il représentait pour eux à la fois la jeunesse -surtout face à Trump- et une forme de «french chic». Et ils ne comprennent pas pourquoi les Français se révoltent tout à coup contre lui. Il faut donc leur expliquer que nous sommes le pays des révolutions et que le peuple n'est pas toujours comme les élites voudraient qu'il soit, que parfois il se met en colère et qu'il peut être assez violent… comme lors de la Révolution Française. Bastille Day comme on dit là-bas pour parler de la prise de la Bastille.

C'est d'autant plus incompréhensible, vu de New-York ou de Los Angeles, pour des gens qui sont déjà assez hostiles à Trump, et lui préfèrent bien sûr Macron. Pour eux, la France est un pays bizarre, qui n'est pas toujours facile à comprendre, pas uniquement sur la question du terrorisme -même si la France est un des pays où il y a eu le plus d'attentats dans le monde- mais aussi politiquement.

Votre film est sorti il y a deux ans et demi en France: comprenez-vous aujourd'hui les raisons de sa censure?

Je ne les comprends toujours pas et je ne comprends pas non plus que les différents ministres de la Culture qui se sont succédés depuis maintiennent la mesure. Avec obstination. Mais, en même temps, avec le recul, je vois mieux comment notre film va à contresens du discours officiel sur l'Islam. Je pense qu'on ne peut pas voir le film sans penser que les djihadistes sont musulmans, et c'est cela qui gêne.

C'est un terrible désaveu que de constater que tout est beaucoup plus compliqué que de simples problèmes psychiatriques.

Mon propos n'est évidemment pas de dire que tous les Musulmans sont des terroristes, mais il va à l'encontre de la doxa qui voudrait qu'il ne s'agisse que de fous, qu'on pourrait guérir avec des pilules rouges ou bleues, ou par des électrochocs, comme on faisait dans le temps, avec les dissidents, en Union Soviétique. En France nous sommes en plein déni. On est dans la psychiatrisation du terrorisme. Et c'est cela qu'a voulu interdire le gouvernement. Or, comme on le voit dans «Salafistes», très clairement, on a affaire à des gens dotés de raisonnements, qui obéissent à une logique. C'est un terrible désaveu que de constater que tout est beaucoup plus compliqué que de simples problèmes psychiatriques.

En plus, c'était très hypocrite - et humiliant à titre personnel-de me faire passer pour quelqu'un soupçonnable d'adhésion au salafisme. Eux-mêmes, au gouvernement, n'y croyaient pas vraiment car ils savaient ce que j'avais fait avant. Mais un des arguments de Fleur Pellerin, à l'époque, avait été de dire que des jeunes pouvaient être convaincus par le film de partir faire le jihad. Non seulement, cela en disait long sur la croyance qu'avait la Ministre en ses propres valeurs -si soixante-quinze minutes de film sont plus efficaces que des dizaines d'années d'éducation... - mais l'argument tombe de lui-même aujourd'hui puisqu'il n'y a plus d'État islamique! Donc, plus de départs potentiels.

Cette censure prouve juste qu'il y a une vraie volonté de vouloir nier que le salafisme est une tendance profonde et ancienne, très répandue dans l'histoire de l'Islam, de manière récurrente à travers les siècles, et qui perdure dans certains États, que certains adorent au plus haut niveau de l'Etat, comme l'Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman. C'est, je crois, là, qu'il faut chercher la vraie raison de la censure. L'enjeu était en effet de taille: le film était coproduit par deux chaînes, France 3 et Canal +, et en le censurant complètement ou même en l'interdisant aux moins de dix-huit ans, on empêchait ces chaînes de le diffuser à des millions de téléspectateurs. Jeunes ou pas.

On vous a reproché de faire l'apologie du terrorisme pour avoir laissé les protagonistes s'exprimer sans ajouter de commentaires. Pourquoi ce choix?

Le choix était d'écouter leurs propos. C'est ma façon de faire des films depuis toujours, tout comme c'est celle d'un Raymond Depardon ou d'un Claude Lanzmann. On est plus impressionné par les propos quand on les entend directement, sans avoir un professeur de sciences politiques qui vous dit quoi penser, en vous répétant que «ce n'est pas ça l'Islam» ou que «si le terroriste a agi comme cela, c'est parce qu'il ne cherche qu'à se révolter contre l'oppression sociale qu'il subit, ou contre le colonialisme qu'ont enduré ses parents»…

Il faut entendre les propos de ces dignitaires religieux, même s'ils sont désagréables et, souvent, condamnables.

Il faut entendre les propos de ces dignitaires religieux, même s'ils sont désagréables et, souvent, condamnables. Ce ne sont pas des propos bruts, comme on l'a dit ici ou là ; nous avons passé des mois sur le montage pour qu'on comprenne ce qu'il y a dans la tête de ces gens, qui disent eux-mêmes qu'ils ont déclaré la guerre à l'Occident. On nous a reproché d'avoir voulu donner une image calme et posée de ces gens que nous avions filmés, mais ils sont comme cela. Ils sont sûrs d'eux et de la justesse de leur propos. Ils ne croient d'ailleurs pas tellement au monde ici bas mais plutôt au paradis! Nous voulions dépasser les idées reçues, en finir avec la culture de l'excuse. Et, contrairement à ce que disait un Premier ministre à l'époque, comprendre ce n'est pas justifier.

Nous avons affirmé, contrairement à ce qui a été dit, un point de vue qui était le nôtre, celui de réalisateurs, tout en disant bien, au début et à la fin, sur des cartons, et sans ambiguité, que ces propos n'avaient rien à voir avec l'ensemble des Musulmans. Mais cela a été compris de travers par le gouvernement.

Je pense depuis toujours qu'il faut écouter nos ennemis, surtout si on veut les combattre. Et surtout, en finir avec les œillères, voir que la guerre a commencé, au moins depuis le 11 septembre 2001. Je pense que si on avait écouté ce que disent les gens dans le film, on n'aurait pas pu empêcher les attentats, bien sûr, mais on aurait pu mieux comprendre le pourquoi des cibles des attentats.

Les chefs djihadistes y affirment qu'ils activeront leurs réseaux dans le monde dès que cela sera possible, en particulier si l'État islamique est attaqué. Ce qu'il s'est effectivement passé. Et qu'ils auront pour cibles les lieux où l'on boit de l'alcool, ceux où l'on écoute de la musique, ceux où les filles sont court vêtues etc. Ils assument pleinement leur idéologie.

Le fait que votre film soit toujours censuré, quatre ans après Charlie Hebdo, ne signifie-t-il pas qu'une partie de la classe politique est dans le déni?

Je crois qu'on est face à une forme fondamentale de déni français. On nie totalement ce qu'il se passe en banlieue, on nie que certaines cités sont interdites aux policiers, on nie que les jeunes filles musulmanes, qui travaillent à Paris ou vont y faire du shopping, sont obligées d'avoir d'autres vêtements quand elles rentrent le soir en banlieue à cause des «grands frères», on nie que les enfants juifs du 9-3 doivent aller à l'école tous les matins dans d'autres départements, on nie que la défense du frère de Mohamed Merah a été payée par des gens qui se sont cotisés dans les cités de la banlieue toulousaine… Tout cela concourt à une forme d'acceptation globale de l'islamisme en général par les autorités. On accepte des choses inacceptables. C'est une honte par rapport à ce que sont les valeurs de la France.

Je crois que le blocage de la carrière du film en France est symptomatique d'un état d'esprit qui se perpétue et empêche un certain nombre de films de montrer la réalité.

Et la classe politique, dans sa quasi-totalité, le fait pour de très mauvaises raisons: à gauche, dans une mauvaise conscience postcoloniale, à gauche comme à droite, pour des raisons électoralistes. Je crois que le blocage de la carrière du film en France est symptomatique d'un état d'esprit qui se perpétue et empêche un certain nombre de films de montrer la réalité. Cette réalité. C'est inconcevable pour tous les gouvernements, de droite, de gauche et, même aujourd'hui, du centre, ainsi que pour tous les ministres de la Culture, de faire fi de ce déni.

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