Ce que la crise sanitaire révèle concerne tout l'appareil d'Etat

Source [Roland Hureaux] La crise du virus dit Covid-19 a mis au jour l’invraisemblable désordre qui régnait  au ministère de la santé.  Les commissions parlementaires en feront , nous l’espérons, un jour prochain, l’inventaire.   

Ce que le grand public ignore , c’est que la désorganisation atteint aujourd’hui l’Etat dans son ensemble et pas seulement le ministère   de la santé .  

Pour le comprendre, il faut sortir une fois pour toutes  des poncifs faciles, du style « une administration trop jacobine », « une mentalité  encore archaïque », qui ne mènent à rien.

Des réformes fondées sur des idées fausses

N’hésitons pas à le dire : la raison principale de cette désorganisation, ce sont les innombrables réformes effectuées  au cours des trente dernières années, presque toutes fondées sur des idées fausses. 

Quelles idées ? Le point de départ est : le secteur privé est plus « performant » que le secteur public , il faut donc l’imiter en introduisant dans l’administration des méthodes qualifiées pompeusement de managériales.  Or ces méthodes du  privé, on ne les a pas transposées, on les a singées.

Leur pointe avancée fut la « loi organique relative aux lois des finances » (LOLF )  du 1er août 2001, votée à l’unanimité, ce qui est toujours  mauvais signe, tendant à aligner la comptabilité  de l’Etat  sur celle du secteur privé. Vaste complication d’abord. Effets hasardeux ensuite comme  la destruction  récente de millions de  masques , au nom d’une meilleure « gestion des stocks ».  Dans le même esprit , ont été supprimés des milliers de lits d’hôpitaux. Pour rentabiliser les actifs immobiliers ont été décrétés la fermeture  des sites historiques  de  l’Hôtel-Dieu et du Val-de-Grâce.  

L’imitation fallacieuse du secteur privé

La LOLF  , fondée sur une analyse des fonctions devait entrainer le regroupement de services paraissant  proches -  vu  de loin. On a ainsi    supprimé les Renseignements généraux, dont  on avait oublié qu’une de leur mission était  l’interposition et la négociation en cas de conflit social. La crise  des gilets jaunes aurait été singulièrement  amortie s’ils avaient encore été là. Dans le même esprit, le rapprochement de la police et  de la gendarmerie, a entraîné récemment chez celle-ci, par souci  de parité statutaire, la création de 150 postes de généraux ! Bonjour l’armée mexicaine.

Les antennes locales de l’Etat ont été également regroupées, pour que le préfet ait  l’air d’ « un vrai chef d’entreprise » . DDA et DDE  ont fusionné, c’est à dire qu’on leur  a superposé un directeur général : économie de postes… Un  animateur sportif  passe ainsi sous l’autorité d’un directeur de maison de retraite, un inspecteur du travail sous celle d’un  conseiller commercial venu de bout du monde etc.

La  manie des regroupements a eu des effets tout aussi pernicieux dans   les collectivités locales : la volonté  de réduire le nombre des  communes a entrainé la création près de 400 000 postes de fonctionnaires territoriaux , dits intercommunaux,  supplémentaires !

Le primat  de la gestion comptable s’est accompagné d’une hypertrophie des contrôles et de l’évaluation.  Dès 1975, Alain Juppé avait  créé les Agences régionales de santé  et  les pôles hospitaliers , deux states de plus. Les  administratifs , recrutés par milliers tandis qu’on supprimait de postes de soignants, ont étendu leur pouvoir au détriment des médecins  - comme à la Défense, les civils  ont accru le leur au détriment des militaires.   

L’illusoire  rémunération « à la performance »

Un autre caractère   de ces réformes est l’ hostilité au « corporatisme », tenu pour une tare alors même que les corps de fonctionnaires   assuraient  une autorégulation  à bon marché :  tout gendarme cherchait naturellement à être un bon gendarme, tout instituteur un bon instituteur  etc.   Partant de cette autre idée fausse  que le fonctionnaires  ne travaillaient pas assez a été instaurée  une évaluation généralisée devant conduire à une rémunération  « à la performance » . Evaluation généralement difficile en matière publique où n’existe pas l’indicateur simple du profit, sentiment d’un  arbitraire des primes au mérite,  et  pour des professionnels dévoués,  d’un manque de confiance à leur égard.

L’aboutissement : un découragement profond qui multiple les congés de maladie et exige toujours plus d’effectifs  ( le contraire de ce qu’on recherchait).

L’idéologie contre le bons sens

Ces réformes, on l’aura compris,  sont idéologiques. Or rien de plus opposé au bon sens que l’ idéologie qui  marginalise ceux qui en ont et habitue les esprits à l’absurdité d’un univers kafkaïen. Comment comprendre autrement que les innombrables  dysfonctionnements du  ministère de la santé : refus du concours des cliniques privées ou des  laboratoires vétérinaires, crispation incompréhensible contre la chloroquine, sanction de médecins  ayant fait   des opérations non urgentes ?

On ne se consolera pas en disant  que tout cela n’est pas nouveau : notre armée de 1940, prisonnière d’un dogmatisme d’un autre genre   n’était pas en meilleur état. Ni en sachant  que le monde anglo-saxon , tenu pour modèle,  n’est souvent pas mieux inspiré :  la libérale Thatcher n’avait-elle pas transformée ses administrations en agences autonomes ( les fameux quangos[1]) qui s’avérèrent des monstres  bureaucratiques ?   

En tous les cas,  les dégâts sont immenses . Immense aussi devra être   l’effort pour  reconstruire une   administration que nous appellerons normale. Ce n’est pas une nouvelle couche de réformes qui est nécessaire  mais une remise en cause radicale des principes  qui ont inspiré  celles des trente dernières années.

 

Roland HUREAUX

 

 

 

 

 

[1]Quasi non governemental organisation