En ce temps agité qui prend une tonalité tragique avec un projet de réforme du contrat de travail qui ne mérite sûrement pas les passions qu'elle déchaîne, il peut être bon de reprendre les choses dans l'ordre.

Tout a commencé à dégénérer avec la "prise" hautement symbolique de la Sorbonne. À partir de là, l'UNEF a pu imposer son "ultimatum" au Premier ministre, s'engager avec le gouvernement dans un "bras de fer", et refuser des pourparlers tant que la loi ne serait pas abrogée. Mais qui sont ces apprentis-guerriers qui imposent la grève aux étudiants, brisent les vitrines, maltraitent la plus ancienne des universités du monde occidental, qui ont mis le feu dans la cour d'honneur, et qui salissent les murs du quartier latin de tags où se mêlent les mots "Insurrection", "mort aux flics" et autre "anarchie" ? Quelle est donc la horde qui prétend faire le sac de la Sorbonne ?

Lors de ladite invasion, un "jeune", je veux dire un jeune homme tout simple qui respecte les études et les valeurs de la vieille Sorbonne dont il se rappelle qu'elle n'a pas commencé en 68, s'est retrouvé dans une situation vraiment rocambolesque et assurément périlleuse. Frédéric est glissé, dans l'université occupée, au milieu d'une jeunesse qui s'est cru héroïque, quand elle était seulement hystérique. Frédéric n'est vraiment pas du genre à se prendre pour un aventurier au pays des jeunes de gauche ; malgré quelques poussées d'adrénaline, il a vécu les événements avec une certaine ironie. Témoignage.

FREDERIC. — Il est 17h15, lorsqu'une fenêtre est brisée en haut de la rue Saint-Jacques, en face du lycée Louis-le-Grand. Quelques 200 manifestants s'engouffrent dans le bâtiment, escaladant la barrière de sécurité. Les CRS remontent alors lentement la rue, ce qui refoule les manifestants.

Je me dis alors : "Après tout, la meilleure façon de connaître vraiment l'étendue de l'occupation et ce qui se déroule à l'intérieur est de pénétrer à mon tour dans les locaux." Vite jugé, vite choisi, je me glisse in extremis à l'intérieur.

Aussitôt les fenêtres sont fermées, puis barricadées à l'aide de chaises, tables, et même parpaings. Les occupants investissent les locaux dans un certain désordre, tout au bonheur d'avoir "pris" la Sorbonne. Va-et-vient ininterrompus dans les galeries de très jeunes filles, anars hirsutes, casseurs cagoulés qui poussent vers les issues tout objet susceptible d'en condamner l'accès.

L'enthousiasme est à son comble. Des lycéennes trépignent : "C'est la première fois depuis 68 que la Sorbonne est occupée !" D'autres s'inquiètent des suites du mouvement : "Allo St-Denis ? Approvisionnez-nous, on n'a plus de shit !"

Un manifestant s'est mis au piano et il règne alors un climat décidément bon enfant.

Les quelques casseurs, manifestement impressionnés par la solennité du décor, oublient leurs velléités belliqueuses pour faire un peu de tourisme culturel sous la conduite d'un étudiant du lieu. Les "politiques" du mouvement ont investi l'amphi X où ils votent, dans un indescriptible désordre, des motions inappliquées.

Les rumeurs les plus folles courent : "Un cortège d'élus se dirige vers la Sorbonne !" "Villepin annonce l'ouverture de négociations !" "Les CRS vont intervenir !" Ce dernier cri sonne le branle-bas. Par petits groupes, on s'empresse d'aller renforcer les issues sensibles. Un groupe empile des poubelles devant une des portes de la rue Cujas, sous les vociférations d'une employée au nettoyage qui habite les combles avec son jeune fils.

Certains ont investi le local technique du personnel d'entretien d'où ils suivent sur un petit poste de télévision l'évolution des évènements "au dehors". On remonte des caves tout ce qui peut entraver l'intervention probable des forces de l'ordre. Sur les toits, des étudiants interpellent les lycéens de Louis-le-Grand, au spectacle depuis leurs classes.

Les nombreux journalistes présents filment sans discontinuer ces images d'insurrection. Au téléphone, un reporter radio relate les évènements avec beaucoup de fantaisie.

Deux heures après l'invasion, le climat est plus serein, et l'on se promène en touriste dans les galeries, une canette à la main, généreusement offerte par les pilleurs de distributeurs automatiques.

Des crieurs tentent vainement d'appeler à l'assemblée générale : "Venez tous à l'AG à 19h30 au réfectoire !" Il n'y a pas de réfectoire à la Sorbonne, sauf à considérer l'amphi X, remplis de papiers gras, comme un lieu de pique-nique. À l'AG en effet, le spectacle vaut le détour : la tribune est tenue par une pasionaria de l'UNEF qui tente de couvrir de ses imprécations les huées des anarchistes qui ont pris place en haut des gradins. Les quatre premiers rangs, acquis à l'UNEF, applaudissent à la proposition de laisser entrer M. Mélanchon, qui a pris Jack Lang de court pour exhiber sa jeunophilie à toutes les télés. Il sera reçu plus tard sous les jets de bouteilles et les crachats des tireurs d'élite de l'ultra-gauche.

Certains, dans le tumulte, ont des propositions plus terre à terre : "Maintenant que la Sorbonne est à nous, il faut réclamer la démission du gouvernement et l'internement de Chirac." Les montagnards approuvent bruyamment. Dans la cour, à l'abri derrière une immense barricade de chaises et de tables, des suffragettes pré-pubères préviennent leurs mamans qu'elles seront absentes pour le dîner puisque, ce soir, désolé, elles occupent la Sorbonne. Maman, qui a fait 68 aux cotés de Dany le rouge, peut être fière de son rejeton...

La suite, la nuit, le pillage, le début d'incendie, la demande par M. Pitte, président de la Sorbonne, de l'intervention et évacuation par les CRS, Frédéric l'apprendra par les médias. En effet, la Préfecture de police ayant appris sa présence dans l'université assiégée a discrètement procédé à son dégagement en milieu de soirée.

*Propos recueillis par Th. de Vingt-Hanaps.

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