COMMENT REFORMER ? (II) | L’extension indéfinie d’un pouvoir judiciaire sans contre-pouvoir

Poursuite de notre réflexion sur la réforme avec le premier volet : les réformes institutionnelles. Comment le pouvoir judiciaire tend à s’installer comme pouvoir politique de substitution ?

LA REFORME POSTMODERNE fondamentale est celle qui tend à installer le pouvoir judiciaire comme pouvoir suprême. Ce pouvoir se présente comme la prérogative de casser la loi au nom de la loi fondamentale, ou des grands principes auxquels elle se réfère. Son utilité ne serait discutable en principe que pour un partisan de l’absolutisme. Sa valeur cesse évidemment si la compréhension des grands principes devient trop sectaire ou trop partisane. En ce cas, le judiciaire n’est plus qu’une autre figure de l’absolutisme, plus dangereuse car moins visible.

Ce pouvoir devient diffus, protéiforme, incontrôlable. Il appartient de plus en plus à une multitude d’instances extra-constitutionnelles, voire à des organisations non-gouvernementales, tout ce monde étant proclamé ou se proclamant protecteur des droits individuels ; mais il s’incarne bien sûr d’abord dans les corps judiciaires administratifs, civils et constitutionnels ultimes.

Les droits individuels réputés fondamentaux deviennent le bien suprême. Par suite, les instances protectrices (ou réputées telles) desdits droits, avant tout le pouvoir judiciaire, deviennent le pouvoir suprême.

L’évolution historique de la République française

1/ Le régime d’un Parlement souverain, dont la fondation se veut rousseauiste, référé à la Loi, expression de la volonté générale (IIIe et IVe République).

2/ Le temps d’un régime technocratique « rationalisant » le parlementarisme et le soumettant étroitement à l’exécutif (Ve République à ses débuts).

3/ Le temps d’un contrôle du législatif et de l’exécutif, ensemble, par le judiciaire.

Comment ce contrôle peut s’exercer à travers le recours à la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

L’usage consensuel et modéré de la QPC permet d’éviter la formule moins rationnelle et plus anarchique du contrôle de conventionalité. Le nombre de ces actions tendra à se réduire, le législateur anticipant de plus en plus les actions sur la base de la QPC et désirant ne pas s’exposer à ce genre de censure.  

Les réserves sur les processus en cours

La réforme institutionnelle de la QPC conserve un caractère exceptionnel ; elle encourage chaque institution à jouer son rôle avec mesure, en solidarité avec les autres instances. (Autrement dit, toutes les institutions sont d’accord pour abolir le règne de la loi, pourvu que chacune préserve son pré carré).

Toutefois, par-delà la construction d’instruments technico-juridiques toujours plus aboutis, de nombreuses questions demeurent. Car si tout le monde est d’accord pour éliminer la possibilité d’abus de pouvoir manifestes et intolérables, beaucoup expriment les plus sérieuses réserves sur les processus en cours ou déjà mis en place.

1/ Les juges et certains acteurs civils ne sont-ils pas moins faillibles ou moins corruptibles que les autres hommes ?

2/ Pourrait-on parler de progrès de la démocratie, si cette évolution aboutissait à faire du pouvoir judiciaire un nouveau pouvoir absolu, dont la responsabilité ne pourrait être mise en cause par aucune procédure démocratique ?

3/ Jusqu’où l’extension indéfinie des droits de la défense peut-elle ôter tout droit à la société et sans déstabiliser l’ordre public ?

4/ Que penser de l’efficacité d’un contrôle judiciaire qui, dans les plus grands États, tolère des abus tels que ceux qui ont été révélés par E. Snowden ?

Le détournement des droits de l’homme

5/ La définition des droits de l’homme, au lieu de promouvoir le bien commun de tous les individus de l’espèce humaine, peut devenir la propriété privée des partisans extrémistes de l’individualisme radical ou d’une anthropologie culturaliste et libertaire. Les droits de l’homme ne sont plus alors une garantie contre l’abus des pouvoirs, mais une ruse pour installer un pouvoir contre lequel n’existera plus nulle garantie. Ainsi, devenues partisanes et potentiellement despotiques, ces définitions peuvent-elles encore être considérées comme le palladium des libertés ?

6/ Un certain extrémisme de la neutralité idéologique n’incorpore-t-il pas une idéologie tout à fait déterminée, qui n’a rien de neutre et qui transforme le juge en verrou interdisant de changer des politiques économique ou culturelles partisanes, profitant scandaleusement à certains au détriment des autres, tant au sein des États que dans l’arène internationale ?

7/ Enfin, au-delà de la focalisation sur certains sujets sociaux à haute tension, ne peut-on redouter que cette ascension indéfinie du pouvoir judiciaire se révèle surtout utile aux intérêts les plus particuliers et les plus transnationaux, en abaissant le pouvoir constitutionnel démocratique et national, face à des oligarchies d'argent, à des organisations transnationales, rendant difficile la lutte contre le crime organisé, mais facilitant les ingérences et les impérialismes ?

 

Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Sur ce sujet, lire l'Ethique des décideurs (Économica, 2004).

 

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Comment réformer ? (I) Réflexions préalables sur l’idée de réforme

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