La Bolivie fait partie de ces pays qui transforment malgré eux les touristes en voyageurs. Il y a les vallées folles ou yungas, couvertes de végétation semi-tropicale, avec les parcs naturels les plus grands du monde.

La Bolivie est presque vide. Le parc Kaa Yia est plus vaste que la Belgique. Des joyaux se nichent à Samaipata dans les recoins de la province de Santa Cruz (la capitale économique et tropicale du pays, fière de la visite du pape) ou dans les miradors de Coroico, à cent kilomètres de la capitale La Paz, au bout de la route de la mort.

Le pays est pauvre, presque donné. On prend un repas de trois plats pour moins d'un euro. Les gens sont vifs, les villes ont gardé les traits coloniaux de l'Espagne quand elles n'ont pas été dévastées par la modernité. Sucre est sans doute la plus belle ville d'Amérique latine avec Ouro Preto. Elle produit une sensation de paix andalouse, évoque Séville ou Cordoue, mais ce sont les Indiens avec leurs marches couverts, leurs couvertures multicolores et géométriques, leur beau visage empli de paix et leurs montagnes de fruits et légumes, qui font office de prêtres de la paix dans cet univers incomparable.

J'y suis le jour du Mercredi des cendres, et je reviens quelques mois plus tard au cours de la saison sèche voir le légendaire Altiplano, sa beauté frugale et ses ruines de Tihuanaco, aussi légendaires que l'Île de Pâques ou le Macchu Pichu. Pendant la saison chaude les trekkers se ruent sur le lac sale d'Uyuni pour vivre trois jours d'ascèse et de splendeur.

Quelques mois plus tard donc, je prends mon petit déjeuner dehors, sur un petit banc. Il est servi par une mère de famille, une de ces indiennes aymara à chapeau qui font sourire tous les touristes. Cette femme a trois enfants à charge, dont un à qui elle donne le sein. Elle sert deux cafés et deux sandwichs aux œufs pour 30 centimes d'euros. Elle commence tous les matins à sept heures, quel que soit le temps. Sa fille aînée l'aide à faire les œufs sur le plat. La petite dernière, Carla, est emmaillotée dans une awayu, la légendaire couverture des boliviens. Elle ne prend jamais froid, elle ne connaîtra jamais la crèche : il n'y en a pas en Bolivie. C'est aussi pour cela qu'il y a des enfants.

Copacabana est un centre sacré en Bolivie ; un centre chrétien, avec une superbe basilique (photo) où le jeune curé fait la morale aux ivrognes pendant la messe, et un centre païen puisque c'est là, et sur l'île du soleil aussi belle que Santorin, que le monde fut créé dans la mythologie hyperboréenne du lieu. Ces Indiens pauvres comme Job, dont les enfants aux joues grillées sont les plus beaux du monde, ont les plus belles légendes du monde. Je vais les saluer chaque fois que je vais, en compagnie de mon copain de 14 ans, Edgar, me promener du côté de Chani où les campesinos cultivent la papa, la oca, les habas, avec un araire, dans un décor enfin digne de la Comté de Tolkien. Ces paysans qui vivent comme à l'âge de pierre, disait un Américain méprisant, me donnent une idée sereine de la France d'avant.

Le lac est couvert d'îles. Sur l'île du soleil il y eut donc Viracocha, le créateur, et le couple primordial, Manco Capac et Mama Occlo. Au bout de l'île du Soleil il y a le récif de Koa, rescapé d'une cité engloutie. Car le monde fut englouti ici aussi. Il y a également le labyrinthe de Chinkana, la table du Sacrifice sur laquelle le lama était offert, et la pierre sacrée qui tait les secrets du monde.

Le lendemain, il faut monter à la Horca de l'inca, au-dessus de la basilique, pour célébrer le solstice, le nouvel an aymara. Il fait froid, il fait nuit, le yatiri commence ses invocations à la Pachamama, et lui recommande tous les paysans et les femmes à chapeau qui sont venus célébrer le foyer et l'offrande. Du fond de l'océan, des étoiles multiples, du fond du lac immense, le soleil impérial. Deux jours après, les jeunes fêtent dans la nuit orageuse les feux de la Saint-Jean. Ici c'est l'hiver, et c'est donc Jean qui rit, qui rit aux jours qui vont s'accroître comme les beaux enfants de la dame au petit pain. On ressent ce sentiment d'altiplénitude qui ne le quittera plus.

Une des bonnes surprises de l'Amérique du sud est La Paz. La ville est froide mais son atmosphère est chaude, beaucoup plus que celle des villes brésiliennes tant vantées. Il y a un monde qui s'agite et discute, commerce et prie, vend et célèbre. La ville est dotée de belles églises baroques indigènes ornées de colonnes feuillues. Les Indiens ont aussi réalisé des maquettes -- visibles calle Jaen -- de la vie du Christ, de sa Passion et même de la Genèse. Ces maquettes baroques grouillent de vie et de signes.

La Paz est une ville à trois niveaux. Il y a la ville basse, réservée aux riches et aux ambassades, qui gît à trois mille mètres d'altitude, avec de curieuses maisons de style chinois ou allemand. La nature est toute proche dans ce pays peu recouvert de routes. Puis la ville moyenne, coloniale, historique, politique et commerçante que nous venons d'évoquer ; enfin la ville haute, el Alto, glaciale et glacée, nœud de tous les problèmes, ville des misérables et des agitateurs qui ont fait fuir les touristes et les investisseurs. Celle-ci est juchée à plus de quatre mille mètres. Plus loin encore, si l'on n'est pas lassé de l'esprit des hauteurs, la cordillère royale et la station de Chakaltaya qui fait croire, à 5400 m, au touriste qu'il est un Andiniste émérite.

Quand on quitte la Bolivie, on respire moins bien.

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