Béatification ou pas, est-il encore nécessaire de défendre le comportement du pape Pie XII au temps de la Seconde Guerre mondiale ? En fait, tous ceux qui connaissent sérieusement le sujet ont un jugement favorable, ou au moins nuancé, sur son action. Et on s'aperçoit assez vite que, a contrario, ceux qui répandent les poncifs habituels sur son compte ne connaissent pas l'histoire de cette période [1].

La vraie question est plutôt de savoir pourquoi ce pape, dont la conduite avait fait l'objet d'éloges unanimes au cours des quinze années qui ont suivi la guerre, de la part du monde juif et non juif, a pu être ensuite vilipendé comme il l'a été.
Quelques rappels de la manière dont son action — et celle de l'Église — fut alors saluée : Albert Einstein déclare au début de la guerre que l'Église catholique a été la seule à élever la voix contre l'assaut mené par Hitler contre la liberté [2]. Le 7 septembre 1945, Giuseppe Nathan, commissaire de l'Union des communautés israélites, rend grâce au souverain pontife, aux religieux et aux religieuses qui n'ont vu, dit-il, dans les persécutés que des frères, selon les indications du Saint-Père .
Le 21 septembre 1945, le docteur Leo Kubowitski, secrétaire du Congrès juif mondial, est reçu par Pie XII afin de lui présenter ses remerciements pour l'œuvre effectuée par l'Église catholique dans toute l'Europe en défense du peuple juif . Le 29 novembre 1945, l'United Jewish Appeal envoie une délégation de 70 rescapés des camps de concentration au Vatican pour exprimer à Pie XII la reconnaissance des juifs pour son action en leur faveur.
En 1955, à l' occasion des célébrations du 10e anniversaire de la Libération, l'Union des Communautés israélites proclame le 17 avril jour de gratitude pour l'assistance fournie par le pape durant la guerre. Le 26 mai suivant, 94 musiciens juifs, sous la direction de Paul Kletzki, jouent sous les fenêtres du Vatican en reconnaissance de l'œuvre humanitaire grandiose accomplie par le Pape pour sauver un grand nombre de juifs pendant la seconde guerre mondiale .
Le 9 octobre 1958, à la mort de Pie XII, le Premier ministre israélien, Mme Golda Meir déclare : Pendant la décennie de terreur nazie, quand notre peuple a subi un martyre terrible, la voix du pape s'est élevée pour condamner les persécuteurs. Nous pleurons un grand serviteur de la paix. On pourrait ajouter à ceux-là bien d'autres témoignages, dont, bien sûr, celui du grand rabbin de Rome Israël Zolli qui se fit baptiser en 1945 sous le nom d'Eugenio, le prénom du pape, en hommage à tout ce que ce dernier avait fait pour les juifs.
Un montage ?
La seule vraie question est: pourquoi un basculement aussi radical de l'opinion, non seulement juive, mais aussi chrétienne, s'opère-t-il ensuite ?
Le point de départ est, on le sait, la représentation en 1963 de la pièce Le Vicaire ( il s'agit du Vicaire du Christ), dont l'auteur serait un certain Rolf Hochhuth, montée pour la première fois à Berlin le 20 février 1963, dans une mise en scène d'Erwin Piscator [3].
Que cette pièce ne soit pas une œuvre historique va de soi. On n'est certes pas obligé de prendre pour argent comptant le récit circonstancié de l'ancien officier du KGB passé à l'Ouest, le roumain Ion Pacepa, expliquant comment elle aurait été fabriquée dans les officines du KGB – ou de la Stasi – pour déconsidérer l'Église catholique, laquelle était alors un des piliers de la résistance à la poussée communiste en l'Europe de l'Ouest (nous sommes encore au temps de Don Camillo et Peppone...) [4].
On se contentera de noter que Piscator est un disciple de Brecht, passé à l'Ouest en 1951 mais resté communiste, et que la suite de l'œuvre de Hochhuth, sorti de l'obscurité avec Le Vicaire est essentiellement composée de pièces provocatrices dont le dénominateur commun est de discréditer le camp occidental : après la mémoire de Pie XII, Hochhut s'attaqua en effet à celle de Churchill que dans Nécrologie de Genève (1967) il accuse d'avoir fait assassiner en 1943 le premier ministre polonais en exil Sikorski pour mieux livrer la Pologne à Staline [5]. Une autre de ses pièces tend à réhabiliter discrètement la Bande à Baader.
L'affaire prend une tournure encore plus glauque quand on sait que Nécrologie de Genève est inspiré d'un livre de l'écrivain anglais négationniste et pronazi David Irving et que les deux auteurs ont entretenu une longue amitié.
Une époque réceptive
Mais pour un historien sérieux, l'action des services secrets explique rarement tout.
Le Vicaire et les thèses fallacieuses qu'il véhicule auraient sans doute été vite oubliés s'ils n'étaient tombés à un moment où toute une génération, née après la guerre, ne demandait qu'à y croire.
Le message, tantôt ouvert, tantôt subliminal, que le nazisme et le catholicisme avaient partie liée a en effet tout de suite trouvé des oreilles complaisantes, cela en rupture avec la vision des générations antérieures.
Entre 1930 et 1950, compte tenu de ce qu'était la configuration intellectuelle dominante, une telle proposition eut parue absurde. Pour tous ceux qui ont vécu les drames des totalitarismes et de la guerre, il était clair qu'il y avait d'un côté, les nouveaux barbares , nazis ou communistes, de l'autre, les forces traditionnelles de la mesure, de la morale, de la liberté et de la raison, au premier rang desquelles les Églises, mais aussi les régimes libéraux [6]. Pour George Orwell, analyste pointu des folies du totalitarisme, seule peut leur faire barrage ce qu'il appelle la common decency, une expression très britannique qui fait évidemment référence à la tradition.
Pour ceux qui connaissent les effets de balancier électoraux qui suivent les grandes crises, on ne comprendrait pas, hors d'une telle configuration, qu'au sortir de la guerre, les Allemands et les Italiens, rejetant violemment le nazisme et le fascisme, se soient jetés par réaction dans les bras de la démocratie chrétienne [7]. Dans le contexte de l'époque, il était évident qu'il s'agissait de deux pôles opposés [8].

Après mai 68

Aux approches de mai 68, s'opère donc une mutation du paradigme dans lequel vivait jusque là la culture européenne. Le totalitarisme, spécialement nazi et fasciste, est plus que jamais le repoussoir, mais les Églises, et singulièrement l'Église catholique, ne sont plus le pôle opposé, elles deviennent au contraire suspectes de collusion avec le fascisme et le nazisme. Et avec elles, la morale traditionnelle, voire toute forme d'ordre ou d'autorité : c'est le moment où on braille le slogan absurde : CRS= SS . Ainsi s'ouvre l'espace du nouveau pôle positif opposé au nazisme et au fascisme, l'esprit libéral-libertaire, fondé sur l'hédonisme sans frein, l'individualisme et le recul de toutes les régulations sociales, pour le plus grand bien du capitalisme et la satisfaction d'une génération de consommateurs qui aspire à se réaliser dans la recherche du plaisir.
La mutation avait été préparée par l'Ecole de Francfort : au terme d'une analyse sociologique contestable, Theodor Adorno [9] avait prétendu montrer comment la personnalité autoritaire , issue de la tradition, spécialement allemande, offrait un terrain favorable au fascisme — alors même que d'autres auteurs, comme Boris Souvarine ou Hannah Arendt — avaient au contraire établi que le terreau des partis totalitaires était la foule solitaire , déracinée et sans repères. Herbert Marcuse prétendit un peu plus tard que l'ordre social bourgeois se doublait d'un ordre sexuel également oppressif, fondé sur des interdits, et William Reich prôna, au côté de la révolution sociale, la révolution sexuelle . Le temps n'est pas loin où il suffira, dans une certaine gauche caviar , de mener une vie de patachon pour faire de l'antifascisme actif !
En assénant lourdement la thèse de la complicité entre Hitler et Pie XII, emblématique représentant d'une tradition religieuse millénaire, Hochhuth va donc dans le même sens que tout un courant de la culture contemporaine. Plus tard, un Bernard-Henri Lévy croira déceler une continuité entre l'humanisme chrétien de Péguy et de Mounier et le pétainisme, voire le fascisme.
En France, ce mouvement de pensée prospère en effet plus facilement qu'ailleurs en raison de l'épisode pétainiste. Si le nazisme et le fascisme, se revendiquèrent ouvertement comme des antimorales, le pétainisme qui tenta au contraire de réhabiliter la morale traditionnelle, offrait une cible plus facile, même si cette préoccupation morale existait aussi dans la Résistance, ce qu'on fit mine d'ignorer.

Une toute nouvelle configuration culturelle se dessine ainsi, une configuration dont nous ne sommes pas encore sortis, malgré la contestation croissante de l'héritage soixante-huitard par les jeunes générations. Les effets de cette configuration ne sont que trop connus : ce que Finkielkraut et Bruckner ont appelé le nouveau désordre amoureux et la déliquescence de la cellule familiale, la déchristianisation qui semble inéluctable à beaucoup malgré les efforts héroïques de nombreux apôtres affrontés pour les raisons que nous montrons, à de puissants vents contraires. Ce ne sont pas seulement la morale et la religion qui se trouvent ainsi érodées par un lent travail de sape, c'est aussi la culture classique, c'est l'amour et le respect de soi : l'histoire de l'Europe devient dans cette perspective un long égrenage de crimes appelant la repentance. Car il est évident que si l'Église catholique est complice d'Auschwitz, toute l'Europe l'est avec elle. Toute la culture européenne doit donc être remise en cause.

Toute concession serait mortelle

Il est clair que si notre époque laisse entendre avec complaisance une petite musique qui susurre que tout catholique ou tout homme attaché aux traditions, quelles qu'elles soient, sont suspects de complaisance pour le nazisme, légitimement tenu pour le summum de l'horreur , la disparition du christianisme et l'anéantissement de toute espèce d'héritage européen sont à l'horizon.
Que tout cela relève d'une nouvelle idéologie, aussi intolérante que celles qui l'ont précédée et peut-être porteuse de risques analogues, ne fait pas de doute.
Il est clair également que, aussi longtemps qu'un nouveau basculement culturel, l'apparition d'une nouvelle configuration, plus conforme à la vérité historique et à la juste hiérarchie des valeurs, n'auront pas fait disparaître les amalgames absurdes qui fondent cette idéologie, l'Europe continuera sur la voie suicidaire où elle est engagée.
C'est probablement parce qu'il est intimement conscient de cet enjeu que le pape Benoît XVI a décidé de ne pas caler sur la procédure de béatification de Pie XII. Toute concession à l'air du temps sur ce sujet serait mortelle pour l'Église et pour la culture européenne. Vouloir béatifier Pie XII, apparaît aux yeux du vulgaire comme une provocation. C'est en réalité une invite à un vrai débat, une manière de déclencher une crise qui ne peut-être que salutaire car, seule, elle pourra permettre, de venir à bout des amalgames fallacieux qui dénaturent la culture de l'Europe d'aujourd'hui.
Comme toute grande institution, l'Église catholique ne transige pas sur ses valeurs propres, et parmi celles-ci, il en est une qui lui est particulièrement précieuse, c'est la vérité, non seulement la vérité de la foi mais aussi la vérité historique.

Lire aussi :
Roland Hureaux, Pie XII n'était pas un intellectuel médiatique, tant pis pour lui (I),  Liberté politique.com, 22 janvier 2010
Jean Chaunu, Pie XII, de vénérable mémoire, Liberté politique.com, 24 décembre 2009

 

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[1] Le cas de tel grand patron de presse, très sévère pour la mémoire du pape mais qui n'a visiblement jamais entendu parler de l'encyclique Mit brennender sorge, est emblématique.
[2] Time magazine, 1940.
[3] Le film Amen de Costa-Gavras (2002) reprend largement les thèses du Vicaire.
[4] National Review, 25 janvier 2007. Un autre objectif de ce montage, que Pacepa n'évoque pas mais qui a bien été saisi par le rabbin David Dallin, pourrait être d'envenimer les rapports entre juifs et catholiques à un moment où le concile Vatican II amorçait au contraire un rapprochement.
[5] Est-il nécessaire de dire que cette thèse n'est pas confirmée par les historiens sérieux ?
[6] Il est significatif que catholicisme et libéralisme, qui s'étaient opposés au XIXe siècle se rapprochent après la première guerre mondiale contre la menace totalitaire.
[7] La tradition laïque et les compromissions, bien réelles elles, de l'épiscopat avec le pétainisme, empêchèrent le MRP, version française de la démocratie chrétienne, de remporter un succès aussi achevé ; la gauche, socialiste et surtout communiste profita davantage de cet effet de balancier.
[8] On ne comprendrait pas non plus, sans référence à cette configuration, comment de nombreux juifs se rapprochèrent alors, hors de tout opportunisme bien évidemment, du christianisme : Simone Weil, Henri Bergson, Edith Stein, Max Jacob, Michel Debré, le rabbin Zolli, le jeune Lustiger, etc.
[9] Bien qu'il ait été un des inspirateurs du mouvement de mai 68, le professeur Adorno fut alors fort chahuté par les étudiants et mourut peu après.
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