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Dans un article publié fin février dans le très sérieux Journal of Medical Ethics, deux universitaires spécialistes de la bioéthique plaident pour la reconnaissance du droit à supprimer un nouveau-né (« killing a newborn ») sur le modèle du droit à l’avortement d’un fœtus (« killing a fetus »). Pour qualifier cette nouvelle pratique, ils ont forgé un oxymore destiné à frapper les esprits : l’« avortement post-natal » ou after-birth abortion[1].

Le raisonnement de Francesca Minerva de l’Université de Melbourne et d’Alberto Giubilini du département de philosophie de l’Université de Milan suit une progression logique en trois étapes. Le premier temps de leur réflexion, relativement classique, repose sur la notion d’euthanasie néonatale dont nous avons déjà eu l’occasion de montrer qu’elle fait inexorablement son chemin dans les esprits[2]. La plupart des Etats ayant autorisé l’avortement en cas d’anomalie détectée chez l’enfant à naître, il n’existe aucune raison de fond qui s’oppose à ce que ce droit soit étendu aux jours qui suivent la naissance si un handicap venait alors à être diagnostiqué. Et nos deux bioéthiciens de citer le fameux Protocole de Groningen du nom de cette ville des Pays-Bas où a été mise en place dès 2002 avec l’aval des pouvoirs publics une procédure de suppression de nouveaux-nés malformés. Ce protocole visant particulièrement les enfants atteints de spina bifida (malformation congénitale liée à un défaut de fermeture du tube neural durant la vie embryonnaire), il n’est pas fortuit que le Pape Benoît XVI se soit rendu le 5 janvier 2011 auprès d’enfants porteurs de cette pathologie hospitalisés à la polyclinique romaine Gemelli, manifestant indirectement sa condamnation du programme de Groningen [3].

Le danger d’une autorisation de l’infanticide médical comme « avortement de rattrapage » ne saurait donc être sous-estimé. Se penchant sur les registres de 18 pays Européens où il apparaît que « seulement » 64% des cas de trisomie 21 ont été décelés par le diagnostic prénatal entre 2005 et 2009, conduisant à la naissance de 1700 enfants qui auraient dû en grande majorité ne pas naître, Francesca Minerva et Alberto Giubilini en concluent que les parents auraient dû bénéficier du droit à les euthanasier.

« L’intérêt des parents » prime sur les considérations « compassionnelles »

Pour autant, le concept d’euthanasie néonatale est trop restrictif expliquent les auteurs dans une seconde partie, car il repose sur l’idée qu’il est finalement dans le « propre intérêt » d’un enfant handicapé, au regard des perspectives qui sont les siennes et de sa qualité de vie future, d’être éliminé. Pour les deux chercheurs, la notion de vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue en raison de la souffrance liée à un handicap a ses limites puisque des études montrent que même les enfants trisomiques témoignent d’un certain bonheur de vivre. Pour s’affranchir de ces considérations « compassionnelles », il faut donc faire valoir les « intérêts des parents » comme c’est le cas dans l’interruption volontaire classique où seule la volonté de la mère préside à la décision : « Si des critères tels que les coûts social, psychologique et économique, sont de bonnes raisons pour les futurs parents de recourir à un avortement même si le fœtus est en bonne santé (…), alors les mêmes raisons qui légitiment l’avortement devraient aussi légitimer le meurtre (…) au stade de nouveau-né ». Conclusion des deux universitaires, « l’avortement postnatal devrait être permis dans tous les cas où l’avortement l’est, incluant les situations où le nouveau-né n’est pas handicapé ».

Un être humain sans droits

La troisième étape de leur réflexion se veut plus philosophique et constitue en quelque sorte le soubassement intellectuel de leur démonstration : un membre de l’espèce humaine n’est pas forcément une personne et dans le cas du fœtus ou du nouveau-né, si nous avons à faire incontestablement à des êtres humains, écrivent-ils, nous pouvons affirmer non moins sûrement qu’il ne s’agit pas de personnes au sens éthique du terme.

Le fait d’être un individu humain est un fait biologique brut qui n’a en effet aucune signification morale particulière. Pour pouvoir être défini comme une personne et donc se voir attribuer des droits, dont le droit à la vie, il faut être doté d’une conscience de soi, de la capacité de se relier aux autres et au monde qui nous entoure. Or, il est indubitable selon les deux bioéthiciens qu’un nouveau-né n’est pas encore « auto-conscient » et doit par voie de conséquence être considéré comme une « personne potentielle », en aucun cas « actuelle », jusqu’à preuve du contraire. L’avortement postnatal ne vient donc léser aucun droit puisque seule l’atteinte à la vie d’une personne réellement présente peut être sanctionnée.

Les deux chercheurs s’accordent ainsi sur un dualisme anthropologique foncier refusant que l’être humain révèle temporellement et spatialement la personne. Un fœtus ou un nouveau-né sont des organismes humains vivants dépourvus d’une dimension personnelle et n’ont dès lors de valeur que relative aux intérêts de tiers, essentiellement des parents, voire de la société. A quel moment doit-on considérer que le nouveau-né est devenu une personne ? Francesca Minerva et Alberto Giubilini ne fournissent pas de date précise à ce sujet mais proposent que neurologues et psychologues se mettent d’accord sur un délai où l’avortement postnatal serait possible.

Le raisonnement des deux auteurs, aussi choquant nous apparaît-il de prime abord, ne devrait pas nous surprendre : il n’est que l’aboutissement somme toute parfaitement cohérent de l’autodisposition légale des parents à supprimer in utero l’enfant à naître et s’inscrit dans un dualisme et un réductionnisme philosophiques qui sévissent depuis de nombreuses années dans les milieux universitaires anglo-saxons et de plus en plus européens[4]. C’est d’ailleurs pourquoi une prestigieuse revue d’éthique médicale à comité de lecture comme le Journal of Medical Ethics peut se faire l’écho de tels propos.

Une notion de dignité devenue sans consistance

Une bioéthique laïque semble bien démunie devant cette déferlante grosse de dérives à venir. Les revendications transgressives qui ne cessent de se multiplier actuellement dans nos sociétés déboussolées sont d’abord la conséquence d’une crise anthropologique, morale et spirituelle qui ne permet plus de rendre compte du principe de dignité humaine. On le voit bien en France, la notion de dignité tourne complètement à vide et n’offre plus guère de consistance pour défendre la personne vulnérable. Même les discours de personnalités attachées au principe de dignité risquent de relever in fine d’une rhétorique moralisatrice s’ils laissent dans l’ombre l’intégralité ontologique de l’être humain. 

Seule l’Eglise est en mesure de s’opposer « intellectuellement » à ce nouveau dualisme qui aboutit à un homme unidimensionnel coupé de ses racines ontologiques et dont il devient facile de mépriser le corps une fois que sa dimension spirituelle et transcendante a été occultée. Dans Fides et ratio, le bienheureux Jean-Paul II nous avait déjà dessillé les yeux : « La réalité et la vérité transcendent le factuel et l’empirique. Je souhaite défendre la capacité que possède l’homme de connaître cette dimension transcendante et métaphysique d’une manière véridique et certaine. C’est pourquoi il ne faut pas considérer la métaphysique comme opposée à l’anthropologie, alors que c’est la métaphysique elle-même qui permet de fonder le concept de dignité de la personne [5]». Et Jean-Paul II de nous inviter à « savoir accomplir le passage du phénomène au fondement ».

L’homme auto-producteur de lui-même 

Le principe de dignité inviolable de la personne humaine du début de sa vie à sa fin naturelle s’appuie en dernier ressort sur l’unité corps et âme de l’homme et sa création à l’image de Dieu. Dans cette perspective, Benoît XVI a fait de la bioéthique dans sa dernière encyclique l’un des domaines de la réflexion contemporaine « où émerge avec une force dramatique la question fondamentale de savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu [6]» (Caritas in veritate, n. 74). Si « la foi et la raison ne s’aident pas réciproquement », ajoute le Pape, si nous perdons la « conscience de la consistance ontologique de l’âme humaine », il y a tout à craindre de cette « conception matérialiste et mécaniste de la vie humaine » (Caritas in veritate, n. 75) qui ne peut qu’aboutir à perpétrer de nouveaux attentats contre la personne : « La fermeture idéologique à l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence qui oublient le Créateur et risquent d’oublier aussi les valeurs humaines se présente aujourd’hui comme l’un des plus grands obstacles au développement. L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain » (Caritas in veritate, n. 78).

Il s’agit incontestablement de l’un des grands défis de la nouvelle évangélisation à laquelle l’Eglise nous convie pour affronter les idéologies prométhéennes qui bafouent la valeur transcendante de la personne humaine.

 

Retrouvez tous les articles sur la bioéthique dans notre dossier :

 

[1] A. Giubilini, F. Minerva, « After-birth abortion: why should the baby live? », J Med Ethics, 23 février 2012.

[2] P-Ol. Arduin, « Euthanasie néonatale », La Nef, n. 233, janvier 2012.

[3] Massimo Introvigne, « Bambini con spina bifida, la provocazione del Papa », La Bussola quotidiana, 6 janvier 2011.

[4] Le philosophe d’origine australienne Peter Singer, titulaire de la prestigieuse chaire d’éthique de l’Université de Princeton, en est bien sûr l’une des figures emblématiques. Bien que provenant d’univers intellectuels différents, Tristam Hugo Engelhardt, John Fletcher, Jeff McMahan,… pour ne citer qu’eux se rattachent à ce nouveau dualisme anthropologique qui stipule que tout être humain n’est pas obligatoirement une personne au sens moral du terme.

[5] Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio, 14 septembre 1998, n. 84.

[6] Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, n. 74-78.