Aude de Kerros : « Il existe un art sacré d’État »

Le 5 octobre s’ouvrira l’événement phare de l’art contemporain à Paris, La Nuit blanche 2013, cette « nuit magique (sic) où tout semble possible », y compris dans les églises… Pour comprendre l’étrange présence de certaines “installations” aux messages ésotériques dans nos sanctuaires, rien de plus indiqué que le dernier essai du graveur Aude de Kerros, Sacré Art contemporain : évêques, inspecteurs et commissaires (JC Godefroy, 2013). Elle y livre les clés historiques et idéologiques du nouvel “art sacré” contrôlé par l’État.

Christine Sourgins — Votre ouvrage montre que l’intervention de l’État dans le patrimoine de l’Église aboutit à un « art sacré d’État ».

Aude de Kerros — L’intervention de l’État date des lois de 1906 et 1907, quand les municipalités sont devenues propriétaires des églises construites avant cette date et donc responsables de leur restauration. Après les destructions des deux guerres, les commandes publiques de vitraux ont été nombreuses et ont introduit l’art « moderne » dans les églises. Des artistes modernes, abstraits ou figuratifs, croyants ou non, ont donné le meilleur d’eux-mêmes à cette tâche, en essayant d’être fidèles à l’esprit des lieux. Il y eut de grandes réussites.

Le changement de finalité intervient à partir de 1975. Des fonctionnaires de l’art prennent alors le parti de confier ces commandes à des artistes conceptuels, sans maîtrise des arts plastiques et les plus éloignés possible du christianisme. Leur idée directrice était que seulement ainsi on obtiendrait du nouveau, du jamais vu.  

À ce moment-là commence l’histoire de « l’art sacré contemporain » qui va prendre une grande ampleur car les commandes publiques d’art sacré vont se multiplier à partir de 1982, grâce à l’intérêt exceptionnel du « support » pour consacrer l’Art dit Contemporain, « l’AC, » à l’accroissement du budget culturel et quelques autres enjeux.

Dans ce commerce entre les clergés de l’Église et de l’État il s’est opéré d’étranges symbioses et un transfert du sacré en faveur de l’État. On peut dire aujourd’hui qu’il existe un « Art sacré d’État ».

Je raconte cette histoire, j’en fais la chronologie, j’en analyse les curieuses péripéties, parfois drolatiques. Elle s’est fondée tout à la fois sur de bonnes intentions, un discours moralisateur, des calculs, et un double langage.

Vous analysez une forme d’art très particulière, l’AC, un certain art contemporain que vous opposez à l’Art.

« L’œuvre d’art », au sens originel du terme, est le fruit d’une transformation positive de la matière par l’artiste où le sens de l’œuvre est porté par l’accomplissement de la forme.  L’art moderne, abstrait ou figuratif, se rattache, à part quelques exceptions, à cette définition du mot « Art ». « L’Art » continue aujourd’hui ses métamorphoses, alors que « l’Art contemporain » revendique d’être à jamais « contemporain » et seul art véritable, pour ses sectateurs, les artistes « d’Art » sont des pasticheurs, des décorateurs, des artisans.

L’acronyme AC de « Art contemporain », que vous utilisez également [1] permet de déjouer ce hold-up sémantique, source d’une grande confusion. L’AC désigne, non pas « tout l’art d’aujourd’hui », mais une démarche exclusivement conceptuelle, rejetant le travail de la main, les critères de jugement de la forme et toute idée de beauté. Les critères de réussite financière et médiatique s’y sont substitués.

C’est pourquoi la commande d’art sacré dans les églises du grand patrimoine a permis de donner une visibilité aux artistes officiels sans public. L’arbitraire des choix officiels trouve une légitimité par l’inscription dans les sanctuaires, dans l’histoire, en les arrimant à de véritables œuvres d’art. C’est ce qui explique l’inclusion systématique d’œuvres d’AC dans les musées d’art ancien. Le Louvre, Versailles et les cathédrales sont des supports de communication mais aussi des contextes « sacrés » à transgresser… et une stratégie pour faire monter la cote des œuvres.

Les scandales autour des oeuvres de Castellucci et Garcia, à l’automne 2011, sont pour vous très significatifs. Pourquoi ?

Nous avons assisté à la répétition, en France, du déclenchement des cultural wars qui ont eu lieu en Amérique vingt ans plus tôt, inaugurées de la même façon, avec Piss Christ. Une guerre idéologique et juridique d’une rare violence suivit et concerna toute l’Amérique.

Elle s’est terminée par un compromis politique et judiciaire au bout de dix ans : il fut établi que si à titre privé tout homme fortuné pouvait “mécéner” l’art qui lui plaît, il était préférable que l’État s’abstienne de financer des œuvres insultant les religions des diverses communautés existant sur le sol américain. On ne fit pas de loi contre le blasphème, on émit à peine un règlement fédéral sur cette nécessaire abstention de l’État.

Les tribunaux américains furent chargés de régler ces questions cas par cas. Il est à noter que nos grands medias et en particulier le Journal Le Monde, n’ont jamais rendu compte de ces événements en France, sans doute pour ne pas embarrasser l’administration de l’art du ministère de la Culture.  

En voyant les remous provoqués par les trois « affaires » Serrano, et les pièces de théâtre de Castellucci et Garcia, il m’a semblé que les clefs historiques et idéologiques ne semblaient pas connues de la majorité des chrétiens « indignés ». C’est ce qui m’a convaincu d’en brosser la toile de fond et d’écrire ce livre.

Les artistes chrétiens sont les grands absents de la commande publique, pourquoi ?

Depuis quarante ans les inspecteurs attribuent systématiquement les commandes d’art sacré aux artistes les plus éloignés possible du christianisme, même culturel. Ils ont choisi des « conceptuels », ce qui comporte l’obligation de « mettre en abîme », de « déconstruire » le lieu.

Jadis, dans un contexte de culture chrétienne, un artiste non-croyant pouvait entrer naturellement dans le projet de la commande, adhérer à un « programme ». Aujourd’hui un artiste non-croyant n’a plus ni l’imaginaire ni la culture pour traiter d’un sujet chrétien et « le programme » n’est plus un cadre clair. Il est évident qu’un renouveau de l’art sacré chrétien ne pourra avoir lieu que grâce à des artistes de talent mais aussi de Foi. Le grand art est un accord parfait entre le fond et la forme.

Le ressort essentiel de l’AC est la transgression, sans elle il meurt. L’Église catholique offre des images, des sacrements, une présence réelle, une liturgie, des lieux exceptionnels à détourner. L’AC se veut en outre un ersatz du religieux qui vit comme les organismes saprophytes sur l’arbre abattu, il en tire vie et énergie mais ne crée ni forme, ni Art. Il recycle.

Que faire, quand on est chrétien, contre ces détournements ?

La situation actuelle ne serait pas possible si la pratique religieuse ne s’était pas effondrée à la suite d’une apostasie tranquille. Quant au chrétien, avant d’agir (et pour éviter les protestations brouillonnes), il lui faut d’abord comprendre l’histoire récente, les méthodes employées par les experts de l’État. Démystifier leur autorité fondée sur l’hermétisme et la stupéfaction changera la donne.

Il faut se réapproprier les églises et opposer aux « experts » une « contre-expertise ».

 

Propos recueillis par Christine Sourgins, auteur des Mirages de l’art contemporain (La Table ronde).

 

 

Sacre-Art

Aude de Kerros
Sacré Art contemporain : évêques, inspecteurs et commissaires
Éditions Jean-Cyrille Godefroy
2012, 232 p., 18 €

 

 

[1] Cf. Christine Sourgins, les Mirages de l’Art contemporain (La Table ronde).
Photo : RadioCourtoisie