Ciel gris fer, morne et grave, bruine prégnante. Les mèches se révoltent dans les visages, les habits sombres de cérémonie se gonflent dans un grand mauvais vent d'automne d'une journée d'août qui promet pourtant d'être exceptionnelle.

 

Il est huit heures du matin : les fidèles remplissent peu à peu le parvis. Le service de déminage œuvre à l'intérieur de la cathédrale pendant que les heureux possesseurs de laisser-passer multicolores, permettant une place assise, commencent déjà à s'engouffrer par les entrées latérales : famille et proches, officiels, communautés religieuses, délégations des paroisses et chapelles de Paris. K.T.O. et le Père Metzinger s'affairent à la retransmission télévisée d'une cérémonie unique et dont les images seront reprises par les télévisions nationales. Aucune fébrilité cependant comme si chacun plongeait déjà dans l'intériorité qui allait envelopper ces trois heures d'adieu.

L'attente des deux heures n'est pas longue. La chorale répète le chant de communion : Le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir. L'assemblée prie cinq Je vous salue Marie pour entrer davantage dans la prière. L'heure vient. Tout le monde semble maintenant touché de la présence des nombreux membres du gouvernement et de la société civile qui veulent, comme les anonymes, saluer la stature éminente du cardinal Jean-Marie Lustiger dans un dernier geste de reconnaissance digne. Le ballet des voitures officielles ponctue bientôt l'arrivée successive des uns et des autres, maîtrisée par un service d'ordre sans faille. Mgr Vingt-Trois accueille tranquillement le président Sarkozy. L'ouverture de la cérémonie solennelle est désormais imminente.

Dans la louange des Pères

Tout a été à peu près dit de la vie d'exception de Jean-Marie Lustiger et les journaux ont été très prolixes sur un début de funérailles qui voit s'ébranler la procession du cortège funèbre sur le parvis de Notre-Dame, place Jean-Paul II. Dans cette première étape des obsèques, à l'extérieur de la cathédrale, fut en effet célébrée une liturgie bien particulière, celle de la prière d'accompagnement de la famille : rites juifs, celui de la terre de Terre Sainte déposée sur le cercueil, du psaume 113 ensuite simplement dit : de la poussière il relève le faible, il retire le pauvre de la cendre pour qu'il siège parmi les princes, parmi les princes de son peuple... , de la prière, en langue araméenne, du Kaddish des endeuillés : Magnifié et sanctifié soit le Grand Nom

dans le monde qu'Il a créé selon Sa volonté

et puisse-t-Il établir Son royaume,

puisse Sa salvation fleurir et qu'Il rapproche son oint

de votre vivant et de vos jours

et des jours de toute la Maison d'Israël

promptement et dans un temps proche; et dites Amen.

Puisse Son grand Nom être béni

à jamais et dans tous les temps des mondes.

Béni et loué et glorifié et exalté,

et élevé et vénéré et élevé et loué

soit le Nom du Saint, béni soit-Il

au-dessus de toutes les bénédictions,

de tous les cantiques et hymnes de louanges,

qui sont dits dans le monde; et dites Amen.Mais avant cela, c'est le chant de procession qui émeut et donne le ton, le traditionnel cantique Peuple de prêtres, peuple de rois, Assemblée des saints, peuple de Dieu, chante ton Seigneur chanté avec ferveur par tous, chorale et assemblée. Sous la voûte chargée d'histoire comme à l'extérieur, s'élève la louange des couplets, vibrantes litanies du Christ avec leur signification forte en ce jour où l'on enterre un fils d'Israël : Nous te louons Flambeau de la nouvelle Jérusalem... nous te chantons Messie annoncé par les prophètes... ô prêtre de l'Alliance nouvelle... ô pierre angulaire, Rocher d'Israël. Dès cette ouverture remarquable, l'on se savait entré dans un grand moment sacré , tout à fait à part.

La grande liturgie de la messe des morts, requiem grégorien parfait, se poursuit dans un recueillement intense : Requiem aeternam dona eis Domine : et lux perpetua luceat eis / accorde-leur le repos éternel Seigneur et que brille sur eux la lumière sans déclin. On recouvre alors le cercueil de l'aube, de l'étole du Cardinal. On installe à côté la crosse en bois de Pasteur, moderne houlette très sobre sculptée par Jean Touret.

Liturgie de la Parole : jusqu'au bout témoin de l'accomplissement des Écritures

La lecture d'Isaïe au chapitre 61 rappelle d'abord, s'il en était besoin, l'indéfectible alliance de Dieu avec son peuple choisi qui faisait dire à Jean-Marie Lustiger que, né juif, il est demeuré juif comme le demeuraient les Apôtres : je conclurai avec vous une Alliance éternelle ; le psaume 39 (40) redit ensuite, comme un programme, ce qui a animé le Cardinal toute sa vie : Dans le livre est écrit pour moi/ ce que tu veux que je fasse... , vois, je ne retiens pas mes lèvres ; puis la seconde lettre de saint Paul aux Corinthiens, discours puissant sur les épreuves et la mort, vient livrer une autre clé de toute une vie, celle du grand croyant que fut l'archevêque de Paris, avec ce verset : L'Écriture dit : "J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé"...

Mais voici, proclamé avec un respect profond par le diacre chargé de sa lecture, au cœur de la liturgie de la Parole, l'Évangile de l'Annonciation avec sa chute si fulgurante: Car rien n'est impossible à Dieu , verset-devise du cardinal. À cette lecture précise, choix parlant, on ne peut s'empêcher alors de penser au N'ayez pas peur marial de Jean-Paul II, fruit de sa consécration à la Vierge Marie. Dans cet évangile, que saint Louis-Marie Grignion de Montfort demandait de méditer tant et tant, le Sois sans crainte de l'ange de l'Annonciation, - que le cardinal a vécu, c'est certain - relie soudain, une fois de plus, les deux hommes que le dernier quart du XXe siècle nous a donnés comme deux témoins audacieux hors pair. Tout devient, de fait, possible sans peur. Par la foi en Dieu, le croyant à l'évidence peut alors plus. Et Jean-Marie Lustiger, en croyant inlassable qu'il fut, à l'évidence, a pu beaucoup. Choisir ce texte de l'Évangile de Luc, célébrant la fille de Sion, la "Mère du Rédempteur", celle qui par sa foi a engendré le Christ, ne relevait donc pas d'un caprice mais revêtait, en ce 10 août 2007, une signification prophétique : était réaffirmée la charnière de l'unique Alliance de Dieu . Accomplissement du Salut, médité trois fois par jour il y peu par les angélus sonnant dans les villes et les villages de France mais qu'une modernité laïciste avale, l'Annonciation fonde toute la Révélation.

On ajoutera au passage qu'en face d'un Président élu sur la devise Ensemble, tout devient possible , il y avait là, de surcroît, comme un rappel de priorités dans une ironie du sort calme et douce.

Vint le moment de la communion, où la Maîtrise de Notre-Dame a chanté les extraits du Serviteur souffrant du livre d'Isaïe : A la suite de l'épreuve endurée par son âme/ il verra et sera comblé. Par sa connaissance, le Juste, mon serviteur, justifiera les multitudes/ en s'accablant lui-même de leurs fautes.

Croyant et serviteur, tel fut Jean-Marie Lustiger.

Adieu au cardinal juif

A la fin d'une cérémonie simple et solennelle à la fois, au mot d'adieu si juste de Maurice Druon, l'assemblée n'a pas pu retenir pour certains les larmes, pour d'autres des applaudissements surgis d'un silence intense. Dans une voix profonde, mettant en valeur sans affectation le phrasé de son texte, le secrétaire perpétuel de l'Académie française, en grand habit vert, a montré alors comment la perfection de la forme et la profondeur du fond pouvaient s'allier pour dire les sentiments du cœur et de l'esprit. Son éloge funèbre, exercice si difficile, monte vrai et bouleversant dans la cathédrale de Paris : la mort de Mgr Lustiger a pris une importance à chaque heure plus vaste et plus significative , comme si sa forme humaine avait un peu caché sa grandeur, et que se révélait, dans sa totale amplitude, l'image d'un homme au-dessus des hommes ... vous fûtes, Jean-Marie, pendant un quart de siècle, une manière de miracle : l'incroyable survenu, l'invraisemblable manifesté, l'impossible existant ; vous fûtes le cardinal juif ... Dans un monde en crise, vous avez repris, renoué, réconcilié en vous-même les fondements de notre civilisation et l'avez aidée à soutenir les coups de boutoir non du modernisme mais de la négation. En réponse à l'histoire tragique des juifs traqués par des nazis tout imprégnés de l'idéal aryen si funeste, si diabolique, Maurice Druon termine et affirme, ému, en saluant un fils, non pas du hasard, mais de l'exception ... notre frère supérieur .

Deux souvenirs

Pendant le long dernier adieu , au cours duquel les cinq cents prêtres viendront asperger le cercueil d'eau bénite, me revinrent dans le cœur deux rencontres avec le Cardinal : celle d'abord, lors du Jubilé des jeunes en 1984 à Rome, premières JMJ qui n'en avaient pas encore le nom, où j'avais comme de nombreux Français participé aux catéchèses de Sainte-Marie-Majeure ; l'un des matins, c'est Mgr Lustiger qui nous enseignait. Ce qui était frappant, et qui me reste encore aujourd'hui en mémoire c'est que tout était possible effectivement ; il y avait une force extraordinaire qui se dégageait de sa personne, de ses paroles lumineuses et vraies. C'était un peu comme sur le chemin d'Emmaüs, il nous ouvrait à l'intelligence des Ecritures et notre cœur devenait tout brûlant. On se sentait porté. Cette vertu de force manque cruellement aujourd'hui. Un deuxième moment me revint à l'esprit, plus récent celui-là. C'était en 2005. Après l'Office chanté et la messe du jeudi à Notre-Dame, un temps d'adoration était proposé aux fidèles. Dans la nef devenue silencieuse fermée enfin aux touristes, dans un ostensoir tout baigné d'encens, le corps du Christ était exposé et focalisait les regards et les cœurs de la poignée des présents. Me levant pour me rendre à un cours de l'Ecole cathédrale située tout à côté, je vis alors en sortant la silhouette du Cardinal. Il était là tout au fond de la Cathédrale. Il était debout, seul dans un clair obscur saisissant. Il priait et adorait intensément.

Prêcheur, grand priant, tel fut aussi Jean-Marie Lustiger.

La messe est dite. Nous sortons édifiés, reconnaissants et j'ai alors envie de redire avec lui : oui, vraiment : " Le Seigneur prépare ses coups de longue date " !

H. B.

Je suis né juif.

J'ai reçu le nom

de mon grand-père paternel, Aron.

Devenu chrétien

par la foi et le baptême,

je suis demeuré juif

comme le demeuraient les Apôtres.

J'ai pour saints patrons

Aron le Grand Prêtre,

saint Jean l'Apôtre,

sainte Marie pleine de grâce.

Nommé 139e archevêque de Paris

par Sa Sainteté le pape Jean-Paul II,

j'ai été intronisé dans cette cathédrale

le 27 février 1981,

puis j'y ai exercé tout mon ministère.

Passants, priez pour moi.

┼ Aron Jean-Marie cardinal Lustiger

Archevêque de Paris

(Le cardinal Lustiger a rédigé ce texte en vue d'une plaque commémorative à installer dans la cathédrale.)

Pour en savoir plus :

■ A propos du "cardinal juif" : Mes yeux devancent la fin de la nuit... (Ps 119), par Hélène Bodenez (Décryptage, 11 août 2008)

■ La vie et l'oeuvre du cardinal Jean-Marie Lustiger (source : diocèse de Paris)

■ L'hommage de l'Eglise de Paris (sur le site du diocèse)

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