Une France à deux vitesses ? Le constater est presque devenu une banalité, bien que s'en défendent les promoteurs de la réforme des 35 heures et ses bénéficiaires ; les uns par aveuglement, les autres par crainte de l'aveu.

Au demeurant, le clivage n'est pas un mais multiple.

Ce clivage sépare d'abord les salariés de tous les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, agriculteurs, professions libérales, et des chefs d'entreprise, qui, par la force des choses, c'est-à-dire l'impuissance de la loi à régir leur temps de travail, et faute de constituer de bataillons électoraux organisés, ont regardé le train passer avec le sentiment qu'on leur reprochait implicitement leur indépendance, leur fonction, et une relation différente au travail. Ces derniers ne sont pourtant pas en nombre négligeable puisque sur une population active d'un peu plus de 26 millions de personnes, déduction faite des salariés du secteur marchand, des fonctionnaires (au sens large) et des chômeurs, ils en représentent 5 à 6 millions.

Deuxième clivage : entre les salariés du secteur marchand et les fonctionnaires. Peu ou prou, les premiers ont du consentir d'importants efforts de productivité, notamment au travers de la réorganisation des outils de production qui a accompagné la réforme. Il n'en a pas été de même au sein de la fonction publique, moins par mauvaise volonté d'ailleurs que par impossibilité immédiate.

Au départ, Madame Aubry avait clairement annoncé la couleur en récusant la perspective d'une extension des lois qui portent son nom à des activités où l'on ne pouvait introduire les contreparties prévues ; position évidemment intenable de la part d'un gouvernement socialiste dont les fonctionnaires sont très majoritairement les électeurs, et qui n'a pas résisté à la perspective de l'échéance électorale de 2002 (1). L'extension s'est donc faite, certes sans créations notables d'emplois (2) et parfois dans la précipitation, mais non sans conséquence. Préoccupante en effet est l'absence de réflexion concomitante sur l'organisation des services, en particulier de ceux qui sont ouverts au public dont chacun a pu constater la moindre disponibilité, sur la gestion des procédures et plus généralement le fonctionnement de l'administration. Qu'il y ait là des gisements importants de productivité ne fait aucun doute !

Aujourd'hui, la prospection a certes commencé, notamment grâce au levier essentiel que fournit la généralisation des outils informatiques et d'Internet ; mais elle n'en est qu'à ses débuts, inséparable d'une réforme de l'État toujours en gestation. Comme en outre, une fois les décrets généraux publiés, le passage aux 35 heures a été géré au niveau de chaque ministère, service ou collectivité, la disparité entre administrations ne s'est pas réduite. Pour le moment, le sentiment prévaut encore d'une réduction de la disponibilité et de la qualité, au demeurant bien difficile à mesurer, et donc d'un avantage obtenu par les fonctionnaires, sous forme quasi-exclusive de congés supplémentaires, sans véritable contrepartie.

Le troisième clivage passe entre les entreprises : je ne reviens pas sur ce que j'ai dit plus haut au sujet du sort particulier des PME, sinon pour souligner ici que celles-ci cumulent désormais un nombre préoccupant de désavantages par rapport aux grandes entreprises. Elles étaient déjà défavorisées par des niveaux de salaires moyens plus faibles, des avantages sociaux moindres (mutuelles complémentaires, services des comités d'entreprises, etc....), et des conditions de travail parfois plus pénibles ; s'y ajoute à présent une durée du travail en moyenne plus longue, moins bien compensée pour le salarié et plus coûteuse pour l'entreprise. La loi a privilégié les grandes entreprises, organisées selon un modèle " taylorien " largement dépassé, alors qu'elles sont plus destructrices que créatrices d'emploi par nature ; par contre elle a négligé les PME qui sont davantage porteuses d'avenir. Il est malheureux de devoir répéter ce truisme qu'une entreprise, quelle qu'elle soit, avant de devenir grande, a commencé petitement et grandi au fur et à mesure qu'elle réussissait ! Tous les dirigeants de PME l'ont constaté : il leur est devenu encore plus difficile de recruter des collaborateurs de qualité, la législation sur les 35 heures ayant créé un effet d'éviction à leur détriment que la concurrence les empêche de compenser par les salaires.

Le quatrième clivage, au moins aussi préoccupant que les précédents, s'est introduit au sein même des entreprises entre les cadres et les autres salariés. Les dirigeants d'entreprises ont découvert une population de cadres sur laquelle ils pensaient pouvoir compter sans réserve comme auparavant et qui s'est brutalement distanciée. Le mouvement n'aurait pas dû surprendre : depuis une quinzaine d'années, les cadres avaient fait l'amère expérience des restructurations, du licenciement et du chômage, alors qu'ils se croyaient protégés par leur dévouement et une consécration de tous les instants à leur vie professionnelle au détriment de leur vie familiale et personnelle. Les lois " Aubry " les ont traités comme les autres, les soumettant à une contrainte sur leur temps de travail à laquelle ils n'étaient pas préparés.

Passé le premier instant d'étonnement et d'incompréhension, comme dans leur très grande majorité ils ne sont pas intégrés dans des équipes à horaire contraint mais qu'ils disposent d'une certaine autonomie qui s'est ici traduite par des compensations sous forme de jours de congés, et qu'en général le niveau de leur salaire leur permet d'en profiter, ils l'ont fait, et sans barguigner.

Avec les fonctionnaires, ce sont eux les grands bénéficiaires de la réduction du temps de travail : week-ends prolongés, consommation accélérée d'activités de loisir, repli croissant sur les valeurs privées enfin accessibles, etc. Surtout quand ils habitent une grande agglomération, notamment en région parisienne.

Voilà comment, en se combinant avec l'émergence de cette nouvelle catégorie sociale qu'est le " bo-bo " (3) issue de la crise intellectuelle et morale des années soixante dont elle exprime le tropisme, la RTT est devenue un " phénomène de société ". Si " acquis social " il y a, c'est là qu'il faut le chercher plus que chez les gros bataillons d'ouvriers ou d'employés qui n'y ont pas forcément trouvé avantage en termes de disponibilité (à cause d'une réduction portant surtout sur les horaires quotidiens ou hebdomadaires et au prix d'une contrainte accrue) et de salaires (à cause de la modération salariale dont ils ont subi le poids principal).

Acquis social qui n'est pas pour autant aisé à remettre en cause : ce sont également les cadres et les fonctionnaires qui, en France, font l'opinion par les idées et les valeurs qu'ils véhiculent, au travers de la presse dont ils sont les gros consommateurs et grâce au prisme de la culture dominante qui difracte dans l'ensemble du corps social leur propre image. Sans l'avoir créée délibérément, ils aggravent une rupture majeure avec tous les " laissés-pour-compte " des 35 heures de qui provient l'essentiel de la contestation et qui peuvent être tentés, ici comme dans d'autres domaines, par une certaine forme de réaction populiste.

Attention à ce nouveau danger de fracture sociale !

En fin de compte, si le gouvernement n'avait à traiter que le strict problème des 35 heures et de son application aux PME, la solution serait assez aisée à faire accepter et à mettre en place. La loi " Fillon " ayant déjà introduit nombre d'assouplissements, il suffirait de terminer le travail en explorant les pistes déjà évoquées d'allègement des charges sociales pesant sur les heures supplémentaires et de modification de la répartition de leur coût au profit des salariés.

En revanche ce n'est pas en faisant sauter les verrous législatifs qui limitent la durée du travail et encadrent heures supplémentaires et autres modulations que l'on fera progresser la vie sociale, non plus que la richesse d'ailleurs : il n'est évidemment pas envisageable de concurrencer les pays à faible coût de main d'œuvre sur leur propre terrain en s'engageant dans un processus qui serait aussi infernal qu'inefficace. Au demeurant, si assouplissement signifie retour à une certaine forme de libéralisme, celle qui fait prévaloir le taux de rentabilité du capital sur toute autre considération humaine et sociale sous couvert de liberté et d'égalité (je pense à la " libéralisation " du travail de nuit ou de week-end, notamment pour les femmes, qui a été imposée par la commission européenne il y a quelques années), je ne suis pas sûr d'y voir un progrès, même si les salariés se trouvent contraints de l'accepter. Je persiste à penser que la loi a un rôle protecteur essentiel des plus faibles, et qu'elle doit être suffisamment uniforme pour avoir un sens. C'est pourquoi la perspective de déroger conventionnellement aux principes mêmes de la limitation légale du temps de travail qui serait cantonnée dans le statut de protection supplétive me semble extrêmement dangereuse : les " bonnes intentions " pavent trop souvent la route de l'enfer pour qu'on n'y résiste pas.

Mais l'enjeu véritable se situe désormais à un niveau plus profond. Les lois " Aubry " ont véritablement servi de révélateur à un problème beaucoup plus difficile à résoudre : celui du rapport au travail et de sa place dans notre société. Le débat sur les retraites l'avait amorcé : il s'amplifie. Est-il ou non légitime d'aspirer à toujours davantage de loisirs ; n'est-on pas plutôt en train de basculer dans une course à l'oisiveté sans l'avouer ? A contrario, le moment n'est-il pas venu de considérer le travail d'un autre œil et de le revaloriser, alors que l'informatique et les moyens modernes de communication nous offrent l'occasion de lui conférer une nouvelle dimension et que l'allongement de notre durée de vie élargit notre capacité de servir la société en général, et notre prochain en particulier ?

On aurait pu imaginer que la réduction du temps de travail donne un formidable coup de fouet aux activités associatives, caritatives, politiques, en un mot à tout ce qui est gratuit et pourtant indispensable à la vie collective : il n'en a rien été, ces activités venant au dernier rang des intentions des bénéficiaires de la RTT. Sombre constatation qui nous renvoie à notre égoïsme, lequel s'avère finalement avoir été le moteur principal d'un mouvement aux perspectives bien incertaines...

Notes

Notes

(1) Décret " Sapin " du 25 août 2000 pour la fonction publique d'État, décret du 12 juillet 2001 pour la fonction publique territoriale, et protocoles de négociation collective des 27 septembre et 22 octobre 2001 pour les personnels hospitaliers.

(2) Celles-ci sont faciles à mesurer en ce qui concerne l'État : 5 000 postes supplémentaires directement justifiés par le passage aux 35 heures, principalement dans les services soumis à une obligation de fonctionnement continu, 24 heures sur 24. Dans la fonction publique territoriale, l'estimation est plus hasardeuse par manque de synthèse des informations disponibles : elle tourne autour 16 000 emplois. Seule la fonction publique hospitalière en a bénéficié à grande échelle avec 45 000 ouvertures de postes sur trois ans (2002/2004) motivées aussi par d'autres raisons qui prévalaient antérieurement. Il faut en outre rappeler qu'ouverture de poste ne signifie pas immédiatement création d'emploi en raison du délai de préparation et d'organisation des concours ainsi que des difficultés – connues – de pourvoir nombre de postes notamment dans le monde de la santé et des services sociaux.

(3) Abréviation de l'expression " bourgeois-bohème " forgée par les sociologues pour désigner une population identifiée à la fois par ses origines intellectuelles, son mode de vie et son statut social.

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