1er mai : un peuple divisé contre lui-même

La France n’est guère dans l’unité la plus totale, c'est le moins qu'on puisse dire. Après deux mois de débats et de manifestations intenses, notre pays n’en ressort que plus divisé. Mais il n’y a pas que sur le débat du mariage homosexuel que les divisions sont profondes. Jour traditionnel de manifestations, le 1er mai en montre aussi son lot : chacun surfe sur la vague de la « fracture », et se cherche le coupable de tous nos maux. Comment retrouver l'unité, et le sens du bien commun ?

« Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir » (Mt 12, 25). Cette parole est du Christ ! Comme citoyen attaché à son pays ; comme chrétien attaché au bien commun ; comme prêtre attentif à la destinée du peuple auquel il est envoyé, je me pose cette question : la France a-t-elle encore une espérance ?

La France a-t-elle encore une espérance ?

Le pape François, encore cardinal Bergoglio, avait donné une conférence (en espagnol) sur l’unité d’une nation, entre « utopie, pensée et engagement », dans sa présentation de la huitième Conférence pastorale sociale centrale qui s’est tenue le 25 Juin 2005 (attention, la traduction n’est pas officielle !). Il y expliquait que l’unité d’une nation se fait autour de trois axes : le passé, l’avenir et le présent : « Nous pouvons dire que l’unité du peuple est fondée sur [ces] trois piliers qui font que notre relation avec le temps est dans une tension dialectique entre l’avant et l’après. » Et ce texte me fait beaucoup réfléchir, aujourd’hui plus que jamais.

Il invite une nation à repenser son histoire et ses racines. Un peuple qui n’a « aucun souvenir de ses racines » perd tout désir de croissance, tout désir d’identité et tout désir d’action. Or, il me semble que la France arrive au carrefour d’une histoire qu’elle a bel et bien oubliée. Depuis plus de 200 ans, « nous nous battons contre » mais sans véritable projet commun et tout y est passé : l’autorité, la religion, la morale, les politiques, l’Europe, etc. Et quel est le résultat ? À force d’avoir tapé sur tout le monde, depuis toutes ces années, nous avons forgé l’éclatement d’une société où l’individualisme si décrié ici ou là est devenu la norme de notre défaitisme…

Boucs émissaires

Dans un pays si morcelé et fondé sur cet individualisme primaire, nous en arrivons à nous battre maintenant les uns contre les autres. Dans la crise que nous traversons (non seulement économique, mais aussi morale, spirituelle, anthropologique), on cherche constamment son bouc émissaire, sans jamais le trouver vraiment. On passe d’un coupable à un autre : cela nous divertit. Chaque jour, les mass médias nous apportent leur lot de coupables dont nous réclamons la tête comme pour mieux oublier. Dans l’Ancien Testament, déjà, le bouc émissaire était cet animal que l’on excluait du troupeau et du village : il partait errer dans le désert pour y mourir seul, chargé symboliquement du péché du peuple. Mais ça n’est que du symbole : le péché demeure.

Je ne peux m’empêcher de me poser une question : à force de changer d’avis comme de chemise, à force de porter aux nues un homme chargé du poids de l’espérance (comme lors d’une élection ; et que ce soit Nicolas Sarkozy ou François Hollande, le résultat est le même sur ce point !) et d’en faire ensuite le bouc émissaire de nos désespérances, c’est bien l’autorité que nous ne supportons plus, car elle nous convoque sans cesse à un bien commun que nous ne voulons plus ! Au fond, depuis la Révolution, le peuple français coupe les têtes de ses élites qu’il a élues quelque temps plutôt.

Et qui sont nos boucs émissaires depuis tant d’années qui se succèdent sans jamais résoudre nos maux par leur exil médiatique ? l’économie, la finance, le travail, les 35h, la sécurité sociale, les cathos, l’islam, l’Europe, l’euro, la Grèce, nos politiques, Cahuzac, l’Allemagne, Sarkozy ou Hollande ? Vous pourriez allonger la liste comme bon vous semble : vous verrez que tout y passe, un jour.

Un peuple sans courage

Le cardinal Bergoglio appelle alors au « courage face à l’avenir. Un peuple sans courage, explique-t-il, est un peuple soumis, facilement contrôlable dans le mauvais sens du terme. Quand un peuple n’a pas de courage, il est soumis [...] aux modes de l’époque, aux empires culturels, politiques, économiques, et tout ce qui l’empêche de grandir dans la diversité ». Mais ce courage nécessite une véritable analyse, et c’est pourquoi le Cardinal invite le peuple à ce qu’il appelle la « capture de la réalité du présent. Un peuple qui ne peut pas faire une analyse de la réalité qui se vit est un peuple atomisé et fragmenté. Les intérêts privés priment alors sur l’intérêt commun, le bien commun ».

À quel courage sommes-nous convoqués si ce n’est de retrouver un peu de bon sens et un bien commun, clairement défini ? À quel courage sommes-nous conviés, si ce n’est de relever nos manches pour, ensemble, fonder un véritable projet de société ? Avons-nous encore une définition du bien commun ? Avons-nous encore un projet de société ? Quel est le projet d’un pays comme la France ? Dans l’histoire, le projet d’un pays se faisait de conquêtes et d’enrichissements ; plus récemment, l’Europe a été une conquête commune qui motivait des sacrifices et une volonté commune : la paix était recherchée comme bien commun, comme bien supérieur.

Si nos élites ne sont là que pour répondre aux idéologies du moment, aux lobbyings les plus puissants, ils ne surferont que sur une vague individualiste pour ne répondre qu’à une idée qui, au fond, n’a jamais changé : « du pain et des jeux ». Et tout projet, tout idéal, devient, un jour ou l’autre, bouc émissaire. Est-il aujourd’hui, encore, permis de croire aux politiques ? Est-il permis de croire en notre pays ? Est-il permis de croire en l’Europe ?

Capturer notre réalité commune

Le futur pape argentin invite alors à regarder la réalité avec courage et lucidité, non pas en lui plaquant une analyse idéologique – celle que je voudrais voir à tout prix – mais en regardant l’avenir en face. Et c’est en prenant conscience de cette réalité-là que je peux ensuite essayer de l’élever. La foi chrétienne a toujours eu en haute estime le bien commun d’une nation. Aujourd’hui, à l’heure de tant de divisions, il serait sans doute bon que nos dirigeants sifflent la fin de la récré. Mais siffler cette fin n’en signifie pas d’abord promouvoir tel ou tel lobbying par rapport à un autre. Ce n’est pas faire gagner tel camp contre un autre. Ce n’est pas encourager tel courant de pensée plus qu’un autre.

Siffler la fin de la récré de nos divisions, ce serait prendre de la hauteur ; réfléchir à un projet de société ; penser un bien commun et l’avenir d’une nation. Or penser l’avenir d’une nation comme la France veut dire réfléchir aux idéaux que l’on veut porter. Mais veut-on encore en porter aujourd’hui ? Nous sommes parfois si coincés dans nos institutions, dans nos prés carrés, dans nos avantages et nos acquis, que nous refusons de voir ce que l’avenir nous prépare (y compris dans l’Église, mais c’est un autre sujet !). Si l’individualisme croissant imprègne les mentalités personnelles, nous pourrions malheureusement parier que cette mentalité-là finira par rattraper toutes nos institutions civiles ou politiques. Faire du voisin un bouc émissaire n’a jamais été une solution de paix et d’avenir, mais de division, de guerre et de rancune.

Gardien de mon frère

Or j’ai parfois le sentiment qu’en France, en 2013, nous en revenons à ces vieux rêves symboliques : conduire au désert son voisin pour qu’il me fiche la paix, et vivre mieux ainsi ! Quel rêve et quel cauchemar ! Mais la foi au Christ nous enseigne autre chose : le monde n’est qu’un corps où mon voisin m’est donné comme un frère. Si je ne projette pas de marcher avec lui, je peux feindre de l’ignorer. Mais il me reviendra toujours cette question, un jour ou l’autre : qu’as-tu fait de lui ?

Au livre de la Genèse, déjà, Caïn posait cette question à Dieu : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). La génération qui vient nous critiquera sévèrement si nous ne prenons pas garde à leur léguer un héritage : non pas un héritage fait d’argent et d’or, mais un héritage fait de valeurs et d’idéaux pour lesquels on se sera battu et levé !

« Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel : là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6, 19-21).

Où bat encore le cœur de la France ? Là où est son trésor, là aussi sera son cœur…

Père Cédric Burgun

 

De l’auteur, lire aussi La fausse bonne idée de l’Union civile (février 2013)